J’étais le 19 juin à 18h30 au milieu d’une poignée d’hommes et de femmes sur la place de l’Hôtel de Ville pour répondre à l’invitation du collectif « Nous vivrons », après que, la veille, à Courbevoie, une petite fille de douze ans ait été violée par des jeunes à peine plus âgés qu’elle, sous prétexte qu’elle était juive.
Depuis le 7 octobre, date qui marque peut-être ma véritable naissance en tant que juif, j’ai assisté à tant de manifestations pour partager ma crainte devant le silence que font entendre aujourd’hui les pouvoirs publics face à la flambée de l’antisémitisme.
J’ai été frappé par la colère douloureuse qui émanait de ce rassemblement du 19 juin. Un rassemblement à l’initiative essentiellement et malheureusement de collectifs ou d’associations juives.
J’étais alors entouré de gens meurtris et choqués qui écoutaient avec un calme et une dignité admirables d’autres gens meurtris et choqués dire à la tribune leur terreur et leur profonde anxiété. Nous étions si peu que nous savions tous, en élevant la voix, que nos protestations flotteraient quelques instants dans l’air avant de s’évanouir, aussitôt que nous serions dispersés.
Ce qui m’a frappé ce 19 juin, c’est que la colère ne pouvait plus être contenue, et qu’aucun mot des intervenants sur cette tribune de fortune ne pouvait la calmer.
Et lorsque le micro fut tendu à Éric Dupont-Moretti ou à d’autres personnalités du gouvernement, leur parole fut sèchement étouffée par des cris d’exaspération et de colère. J’ai pensé alors que l’issue ne pouvait être que tragique. Car quels qu’aient pu être, jusque-là, les erreurs politiques ou les silences des représentants de l’État, il restait un peu d’espoir que nos gouvernants puissent encore empêcher un nouveau déraillement de l’Histoire.
J’ai pensé que, même si je donnais raison aux protestataires dans la « foule », notre devoir était de prendre la main qui nous était tendue, au risque de nous trouver définitivement seuls.
Que nous ne pouvions plus nous permettre de croire que cet entre-soi suffirait à changer le cours (inéluctable ?) des choses.
Nous sommes presque seuls. Il faut l’entendre. Nous ne pesons presque plus rien. Trop de voix malhonnêtes soutenues par les partis des deux extrêmes fabriquent une narration qui séduit toutes les générations. Et les médias et les réseaux sociaux les ont rendus acceptables.
Romain Gary disait déjà, il y a plus quarante ans, « qu’il y a tant de gouttes qui ne font plus déborder le vase ».
Quand comprendrons-nous que nous allons finir par nous noyer dans une mer de gouttes ?
Certes tout vote pour le Rassemblement National ou pour le Nouveau Front Populaire (ce dernier, ironie du sort, ayant repris une partie du nom du premier) est une folie que nous ne devons pas nous permettre. Mais ce n’est pas suffisant.
Soit nous acceptons immédiatement les rares mains courageuses tendues par des femmes et hommes politiques pour qui les valeurs humanistes de notre République ont encore un sens et nous ne les lâchons pas, soit nous allons au désastre.
Éric Dupont Moretti fut sifflé pendant son intervention par une partie des juifs présents. Comment ne pas comprendrequ’ils soient excédés par ces mots qui ont fini par sonner creux ? Et pourtant, sa présence au milieu de cette assemblée doit nous aider à résister et à renverser le cours des choses.
Sur cette place de l’Hôtel de Ville, en ce 19 juin 2024, date presque symbolique, je me suis dit que j’aurais tant aimé être un des rares non-juifs présents. Que je n’aurais pas accepté qu’on me dise « bravo d’être parmi nous ! », car je fais partie de ce « nous ». L’immense solitude des juifs de France aurait été aussi la mienne.