Il peut sembler paradoxal, voire incongru, de passer en quelques jours d’un texte sur Francis Bacon et les vortex vertigineux qu’il inflige à la figure humaine, ces tourbillons qui naissent d’un fluide en écoulement, à Guy de Malherbe et ses Rivages de Patagonie hérissés de montagnes au bleu intense, thème aujourd’hui d’une exposition à la galerie La Forest Divonne. Mais ce duo improbable illustre les deux extrémités du fait de peindre. Bacon affronte la face humaine, creuse les mystères de l’être ; la peinture n’est qu’un moyen, un medium, serait-il chez lui sans égal. Malherbe prend appui sur le spectacle du monde pour ne traiter que de peinture, affirmer le triomphe de l’Art sur le réel ; la peinture y est à elle-même sa propre fin. La frontière entre ces deux modalités aux antipodes du métier de peindre, est poreuse, pas forcément antagoniste, faite plutôt d’ignorance mutuelle, parfois d’emprunts.
Guy de Malherbe est fameux pour ses Marines exécutées par tous les temps sur les plages de Normandie, ses vagues infinies dignes d’un Courbet, parfaitement brossées, criantes de vérité, à la lumière voilée. Il est plus encore reconnu pour sa série des Huîtres, ces sublimes conques, mixte de vivant et de minéral, qui nous rappellent irrésistiblement la création du monde. Leurs couleurs et leurs formes rendues à la perfection par le Génie de la peinture qui habite le peintre virtuose, ces nautiles, fascinantes énigmes sans âge, ces mollusques cabossés sculptés par cet artiste entre tous qu’est la Nature, sont dans notre imaginaire archaïque comme autant de clés immémoriales de l’univers. Ouvrir une huître, c’est pratiquer une ouverture au monde primordial. Point de passage obligé des Natures mortes qui scandent l’histoire de la peinture, de la Renaissance italienne à la Hollande du XVIIème siècle, les huîtres sont le memento mori fait art.
Francis Ponge, dans son Parti pris des choses (1942) leur a consacré une poésie célèbre, intitulée L’Huître objet, depuis sa parution, d’un appareil critique considérable, de la part de philosophes, de penseurs, d’écrivains, dont Yann Moix qui fait le rapprochement entre Heidegger et Ponge (in revue La Règle du Jeu, 2013). Ne manquait plus qu’un peintre… Voici cette poésie, sans concession au lyrisme propre au genre :
« L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.
A l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en dessus s’affaissent sur les cieux d’en dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner. »
Nul des critiques et amis qui entourent Guy de Malherbe et couvrent son œuvre d’une glose abondante, ne s’est avisé, semble-t-il, de cette proximité du poète des huîtres et du peintre des huîtres. Ce cousinage de la Parole et du Voir est d’autant plus piquant que Ponge a publié en 1965 un traité d’art poétique intitulé, on vous le donne en mille : Pour un Malherbe. C’est presque trop beau pour être vrai.
Ces quelques lignes pourraient-elles être un joint pour un rendez-vous posthume ?