Jusqu’au 27 mars, Fabienne Verdier est l’invitée du musée Unterlinden à Colmar, pour une exposition exceptionnelle, où les deux dialogues majeurs de l’artiste entre l’art et la spiritualité rivalisent. Et l’on peut d’ailleurs invoquer ici l’exposition d’un artiste aux antipodes de Verdier, mais si proche à la fois par son interrogation métaphysique et disons-le, religieuse : Gérard Garouste au Centre Pompidou, où art et spiritualité coïncident avec force. Au même moment les éditions Odile Jacob publient un livre puissant co-signé par Alain Berthoz, éminent neurophysiologiste et professeur honoraire au Collège de France avec Fabienne Verdier, Une séance de peinture, entre cerveau, art et science.
Frédérique Goeric-Hergott, actuelle directrice des musées de la ville de Dijon, est la commissaire de cette exposition, pour avoir passé plusieurs années à Colmar. Voici quatre ans, elle demanda à Jean Frémon, président directeur général de la galerie Lelong, de l’introduire chez Fabienne Verdier. Le dialogue fut immédiat entre l’artiste et la conservatrice en chef qui lui proposa immédiatement une exposition au musée Unterlinden, autour du Retable d’Issenheim. Mais la pandémie de la Covid 19 apparut et bouleversa les nations et l’humanité par les ravages qu’elle fit, causant la mort de millions d’êtres humains. De ce fait, l’artiste voulut intégrer ces morts à son exposition, dans une symphonie cosmique avec la vie et la mort d’une planète, où un dialogue surnaturel se créa naturellement entre l’art, la vie et la mort des humains et le cosmos. « Le chant des étoiles » est devenu le titre de cette rétrospective.
L’exposition s’ouvre sur le triptyque Cétus pour faire entendre ou voir ce que le quatuor à cordes éponyme d’Henri Dutilleux, Ainsi la nuit, suscita et provoqua chez l’artiste, qui le développa dans une série en hommage au compositeur. Pour suivre la musique, elle laissa s’écouler la peinture de son énorme pinceau à partir d’une poche à douille. Mais l’amour de la musique se poursuit dans l’exposition puisque est exposée dans le cloître la composition de Fabienne Verdier pour le clavecin Ruckers (1624) du claveciniste et organiste Bernard Foccroulle. Comme si avec les années, la musique prenait une place prépondérante dans l’œuvre et la vie de l’artiste. Dans une émission toute récente sur France Musique, elle disait « J’essaie de peindre non plus en regardant mais en écoutant. »
Et la musique dite abstraite ou contemporaine n’est-elle pas en harmonie avec la peinture contemporaine et abstraite ? N’y a-t-il pas une mélodie secrète entre Dutilleux, Verdier et le mouvement des astres, car l’on sait combien cette artiste est en harmonie avec le cosmos et donc avec la nuit, thème majeur de l’exposition, la nuit dans tous ses mystères, dans toute sa puissance mystérieuse et inquiétante. Frédérique Goerig-Hergott voit « les structures abstraites de la musique [amenant l’artiste] à explorer les déambulations nocturnes inspirées par le mouvement des astres » (catalogue Fabienne Verdier, Le Chant des étoiles, Musée Unterlinden, les 5 continents, 2022).
Cette exposition est un véritable défi pour Fabienne Verdier et pour le musée de Colmar, qui offre ici sa première présentation entièrement consacrée à une femme peintre.
Si la musique et les astres, le cosmos, sont si présents ici, c’est autour de la dimension spirituelle voulue par Fabienne Verdier avec cette réverbération ou cet écho avec le Retable d’Issenheim (1512-1516), chef-d’œuvre du musée, que l’on doit à Nicolas de Haguenau pour la sculpture et Grünewald pour les peintures. Le rouge du Retable, en particulier dans La Résurrection, est repris dans le triptyque saisissant la Ceinture de Saint Luc II, 2012, directement inspiré de la peinture fort célèbre de Roger Van der Weyden, Saint Luc dessinant la Vierge (1435-1440). Dans cette peinture de 2012, l’artiste transfigure et la peinture de Van der Weyden et le Retable et, au-delà, emporte avec elle la question du non-figuratif dans l’art mondial. Dans cette peinture saisissante, la couleur rouge qui a coulé du pinceau de Fabienne Verdier est-il seulement le sang du Christ ou encore celui des tragédies du XXe siècle et de ce début du XXIème, et comment ne pas penser à cette guerre contre l’Ukraine ?
Anselm Kiefer, surtout marqué par les deux Guerres Mondiales et la Shoah, voit dans Paul Celan, le plus grand poète de langue allemande du siècle dernier. Or, dans un poème abyssal que Fabienne Verdier connaît évidemment, Tenebrae, Celan, parlant du sang, en référence probable à la Shoah, écrit :
« Bete, Herr / bete zu uns, / Wir sind nah. Prie, Seigneur, / adresse-nous ta prière / nous sommes tout près. […] Nous sommes allés à l’abreuvoir, Seigneur. / C’était du sang, c’était ce que tu as versé, Seigneur. Ça brillait » (Grille de parole, trad. Martine Breda, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1991).
Comme si dans notre humanité tragique, c’était soudain à un Dieu improbable d’adresser ses prières aux humains, ravagés d’épreuves… Parmi lesquels, il y a les artistes, dont certains comme Fabienne Verdier ont « l’acoustique d’une âme », pour reprendre les mots du poète et romancier Jean Cayrol, qui fut déporté à Mauthausen-Güsen.
Fabienne Verdier enchaîne les confrontations artistiques mais aussi, comme l’on sait, le dialogue de l’art avec l’astrophysique, comme en témoigne le chapitre de Trinh Xuan Thuan (cf. catalogue Fabienne Verdier, op. cit. pp. 79-94) ou le dialogue avec les neurosciences, comme l’atteste ce livre cité plus haut avec Alain Berthoz. Au musée Unterlinden, après Grünewald, c’est avec La Mélancolie de Dürer ou La Composition murale de Poliakoff ou encore un triptyque de Willem de Kooning (1985) ou les toiles orphiques de Robert Delaunay, que Fabienne Verdier dialogue.
« Rapidement, il a été convenu que, pour le projet de Colmar, les œuvres de Fabienne Verdier décriraient le monde avec la ligne et la couleur, le flux de la matière, à l’instar des grands maîtres du musée », écrit Frédérique Goerig-Hergott dans son texte introductif du catalogue (p.25). Jean Frémon, pour sa part, nous propose une réflexion fort pertinente des ateliers intérieurs de Fabienne Verdier autour de la notion frappante d’épiphanie, devenue en philosophie, dans l’histoire des idées, depuis une cinquantaine d’années, une notion importante. « Qu’est-ce qu’une épiphanie ? » demande-t-il d’emblée. « Une apparition » (op. cit. p.45). Il évoque les trois ateliers mentaux de tout artiste véritable : l’atelier de la création, précédé par celui de la conception, mais avant ces deux-là, existe ou préexiste un troisième atelier, là où « tout prend naissance. Cet atelier-là n’a pas de murs ni de fenêtres, pas de pinceaux suspendus ni de seaux de peinture. Il est dans la tête de l’artiste, dans son corps, dans son système nerveux et dans le monde qui l’entoure. Et peut-être est-ce là tout ce qui reste, trente ans plus tard, de ses dix années de formation en Chine. Il n’y a plus la moindre trace de calligraphie dans le travail de Fabienne Verdier, mais l’attention aux signes de la nature, aux variations de la lumière, la relation au monde visible et à ses surprises, qui toujours précède le geste, reste essentielle. » C’est alors que Jean Frémon nomme cet atelier mental « l’atelier de la révélation ».
Ayant dit cela, nous comprendrons mieux la dernière partie de l’exposition, la partie proprement épiphanique, proprement fascinante. À travers ses « Rainbows » (arcs-en-ciel), l’artiste a voulu créer une œuvre mémorielle reliant l’âme des morts de la Covid avec les astres. C’est cette installation monumentale dans l’imposante salle supérieure de l’Ackerhof, nom de la nouvelle aile du musée, conçue par les architectes Herzog & de Meuron, que Fabienne Verdier a planté ou plus exactement suspendu aux murs ses 76 « rainbows » représentant les millions de morts de la pandémie, convergeant vers le « Grand Vortex d’Unterlinden composé en 2021 (acrylique et technique mixte de 551 x 272 cm). L’artiste comprend ses 76 peintures circulaires comme des « icônes de consolation et allégories entre la vie et la mort ». Cette « œuvre d’art totale », comme la définit l’artiste, a été conçue en collaboration étroite avec Bérengère Baucher, lexicographe et directrice éditoriale aux éditions Le Robert. Chacune des peintures porte un prénom qui fut proposé par une centaine de linguistes, anthropologues, historiens, ethnologues, qui ont travaillé avec Bérengère Baucher. Chacun a proposé un prénom d’autant de cultures, de langues, qu’il y a d’œuvres à nommer.
Voici quelques noms de ces peintures qui sont autant de mandalas universels à la mémoire des âmes transfigurées par ces fulgurances artistiques Djihannour, en tatar, ou « Rayon de paix, l’univers », Caakkise, en kambaata (Ethiopie), « Qui apporte la lumière », Naledi, en sotho du sud (Afrique du Sud), « Celle qui est étoile », Katiravaņ, en tamoul (sud de l’Inde), « Le rayonnant », Tichomir, en slovaque, « Celui qui apaise, celui qui apporte la paix à l’univers », Hila, en hébreu, « Auréole, halo », Yunseul, en coréen, « Reflets métalliques des vaguelettes sous le soleil ou la lune », Layla, en arabe dialectal, « Nuit », Tiānkōng, en chinois, « Vide du ciel »… Et l’apothéose de ces 76 « Rainbows » est ce Grand Vortex d’Unterlinden, qui nous emporte dans sa spirale ascendante toute blanche, dans une nuit d’un bleu intense.
Revenons à ce livre de Fabienne Verdier et Alain Berthoz, auquel ont pris part le mathématicien Daniel Bennequin et l’historienne de l’art, Valérie Hayaert. Tout à coup, Fabienne Verdier énonce cette parole antique, qui pourrait être d’Anaxagore ou d’un sage hindou ou chinois ou éthiopien : « Tout est cercle », avant d’ajouter : « Moi j’ai mis une vie, c’est très dur à comprendre, cette idée que tout naît du cercle, n’est-ce pas ? » Et Daniel Bennequin d’apporter une réponse physique : « Une des raisons de cette origine du monde dans le cercle et le mouvement périodique est la place centrale des oscillations, et des fréquences, dans la perception. » Au cours de son apprentissage des grands et lourds pinceaux de l’artiste, Alain Berthoz fait part de son trouble causé par le pinceau qui donne l’impression « que ce sont les pieds qui organisent la trajectoire. » « Ces géométries induisent une orientation de l’œil vers la direction souhaitée, puis les signaux neuronaux vont faire tourner la tête, le tronc et enfin le corps et les pieds » (pp. 102-105).
L’actualité de Fabienne Verdier nous emporte encore à Sarrebruck où la Moderne Galerie du Saarlandmuseum présente la première exposition personnelle de l’artiste en Allemagne, sous le titre « Dans l’œil du cosmos », consacrée à ses dessins et dont le catalogue bilingue propose deux textes comme à écho de l’exposition de Colmar : « Aux confins du silence » par Marc Collet et, « Quand musique et peinture se rencontrent », par Bernard Foccroulle.
Fascinante Fabienne Verdier !
Totems de méditation , Fabienne Verdier nous place dans l’Intemporel.
Un réel changement de paradigme , le pivot pictural vers l’Orient.