Jean-Paul Enthoven et moi sommes, aussi, des « Frères choisis » depuis notre adolescence à Sciences-Po et ailleurs dans le Paris en liberté d’après 68. D’où ces lignes fraternelles, admiratives.
Ce grand vivant désabusé, né tourné vers le passé, qui aura eu, pour boussole existentielle et religion, sa fratrie de pairs défunts en littérature, vient d’offrir aux profanes solitaires que nous sommes un traité des mœurs contemporaines au miroir de lui-même. Et il apporte à son tour sa pierre à l’empire en perdition du bel Écrit et du Style sans illusion ni rhétorique.
À cet effet, cet intense dandy des Lettres qui tisse indissociablement son Moi intérieur, son Moi social et son Moi littéraire, vient de remettre sur le métier, en un vagabondage aux mille portraits et citations de ses aînés d’hier et de ses rarissimes contemporains, un tapis continu de sentences, d’aphorismes, de considérations morales, de mélancolias, de saillies, de bons mots amis ou assassins, de biographèmes, de perles littéraires, de fusées, de commencements sans suite, qui laissent le lecteur pantois devant tant de science et de générosité.
Comme lui comptant un à un les deux mille et quelques personnages d’À la Recherche du temps perdu, je me suis employé à lister les Phares littéraires qui, en grand appareil ou en tenue subreptice, éclairent le bréviaire enthovénien.
À tout seigneur, tout honneur, Proust, évidemment, le Patron, en tête absolue de ce name-dropping amoureux au cœur de la planète Littérature. Suivi, dans le désordre, de Casanova et de ses amis, le cardinal de Bernis et le Prince de Ligne, de Byron, de Stendhal, de Musset, de Flaubert, de Brummell, de Borgès, de Kundera, de Cioran, de Houellebecq, de Melville, de Cocteau, de Pessoa, de Kafka, de Sagan, d’Hemingway, de Sénèque, de Platon, de Virgile, d’Homère, de Camus, d’Apollinaire, de Madame de Lafayette, de Pascal, de Sollers, de François Truffaut, de Paul Morand, de Schopenhauer, de Nietzsche, de Freud et Lacan, de Baudelaire, de Diderot, de Chateaubriand, de Lautréamont, de Moravia, de Zelda et Scott Fitzgerald, de Benjamin Constant, de Drieu la Rochelle, d’Emmanuel Berl, de Jean-Marie Rouart, de René Crevel, de Modiano, d’Orwell, de Valéry avec qui notre amphytrion n’est guère charitable. De même qu’il se paie d’un revers de main ou dans une descente en flamme bien orchestrée Voltaire, Simone Weil, Michel Tournier, Mishima, Julien Gracq et Bernard Frank, exclus d’office, après due exécution, du Panthéon enthovénien.
On ne trouvera pas davantage, trop sonores, trop romantiques, trop croyants, trop mal élevés, trop tout court pour cet esthète en déception qu’est Jean-Paul, ennemi de la sentimentalité comme des grands gouffres de l’esprit, on ne trouvera ni Sade, ni Rousseau, ni Hugo, ni Breton, ni Raymond Roussel, à peine Rimbaud, à peine Céline et Sartre, mais on trouvera d’Annunzio que JPE, bon prince, sauve autant qu’il est impossible, du ridicule.
Plus étrangement, on ne trouvera pas de Cardinal de Retz, de La Rochefoucauld, de La Bruyère, pas de peintres à part Hopper et Picasso brossant un tableau imaginaire bientôt coupé en deux, on ne trouvera pas non plus de musiciens. Mais on aura droit à quelques stars de cinéma, dont Heddy Lamar, premier orgasme simulé à l’écran, à l’aube du septième Art, Ava Gardner la flamboyeuse, Audrey Hepburn l’espiègle.
On ne peut résumer en si peu de lignes un essai aussi foisonnant et sa philosophie déceptive sur les rapports de la vie en général et de JPE en particulier avec la littérature. Il faudrait s’attarder sur chaque page de ce livre primesautier, non moins que plein de fêlures et d’aveux intimes.
Sachez seulement, si vous l’ignoriez toujours à quelque âge qui soit le vôtre, que tout, en amour comme ailleurs, commence par des mots, et que les sentiments, nécessairement, s’ensuivent. Plus encore, nous met en garde ce séducteur qu’il fut abondamment sous tous les cieux et qu’il demeure à domicile, il ne faut, de l’amour, n’aimer que les commencements.
Et puis, vous répondrez vous-même à cette question qui clôt le livre et le résume : combien de temps dure le bonheur ?
Vous vous doutez de la réponse…
Jean-Paul Enthoven, Lignes de vie, Grasset, 5 Octobre 2022, 288 pages.