Deux types merveilleux… Fous, bien sûr. Et charmeurs-bizarres-généreux-mystiques… Deux êtres à peine réels, les plus improbables que j’aie jamais rencontrés… Entre nous, quarante ans de complicité enchantée. Des livres, des succès, des débâcles, des nuits blanches, des conversations de trente heures, des rigolades prodigieuses… Ce dont je peux témoigner, c’est qu’à chaque seconde, dans un haut ou dans un très bas de leur vie démente, ils ont été aimés – par les femmes, par les voyous, par les meilleurs esprits, par les politiques, par les aventuriers… Jamais une bassesse. Jamais une passion triste. Ni une infidélité amicale. Sans cesse sonores et enjoués, avec ça. Des artistes de l’égotisme à deux. Des confidents disponibles en pleine nuit. Toujours prêts à vous offrir ce qu’ils ne possédaient pas.

La première fois ? C’était, je crois, au séminaire de Roland Barthes – qui les adorait et jubilait comme un collégien dès que « les jumeaux » l’imitaient en sa présence. Puis chez Jacques Attali, dans la nuit des temps, et, souvent, à Saint-Cloud, chez Guy Béart où ils jouaient du banjo et bavardaient en dialecte gascon avec une Emmanuelle ado qui ne demandait qu’à croire à leur provenance extraterrestre. Je me souviens encore de Coluche qui, les regardant avec perplexité, se demandait : « Mais alors, lequel d’entre vous est les frères Bogdanoff ? »

 

Éternellement suspendus à un projet plus ou moins absurde

Leur livre avec Jean Guitton, Dieu et la Science, fut sans doute le plus gros succès de ma vie d’éditeur – et, en même temps, ce fut, comme chez Maupassant ou Balzac, le commencement de leur chute. Des méchants, des jaloux, des amoureux honteux, sans doute fascinés par leur beauté d’alors, leur avaient intenté un procès pour plagiat, et « Grishgor » avait aggravé son cas en s’attribuant des diplômes qu’il n’avait pas encore… Mais les procès, ils ont fini par les gagner au bout de quinze années de chicaneries. Et les diplômes, ils les ont eus. C’était un peu tiré par les cheveux, certes, mais enfin, ils ont eu le dernier mot. Cum Laude

Toujours fauchés, sympathiques, éternellement suspendus à un projet plus ou moins absurde, ils se moquaient de leur dénuement et de leur irréalisme. Un pied dans l’espace intersidéral, du côté du Big Bang. L’autre dans leur ruine d’Esclignac, dans le Gers – là où leur grand-mère austro-hongroise, Istène, comtesse Coloredo, les avait éduqués en regardant les étoiles. Grichka était irrésistible avec les filles. Igor était un as de l’hélico et de la varappe dans la forêt de Fontainebleau. Ils ont longtemps vécu dans une maison médiévale où l’électricité était coupée et les loyers, impayés, ce qui n’avait guère d’importance. Ils avaient des dettes chez l’épicier, chez le pharmacien, mais ils remboursaient chacun d’un sourire, comme Don Juan avec Monsieur Dimanche. L’un était plutôt ascète. L’autre plus puissant et tellurique. À l’arrivée, ça n’a jamais fait que quelques heures de vie en plus ou en moins.

Ils se sentaient immortels, plus forts que ce virus tueur

Leur vrai trésor, bien sûr, c’était eux-mêmes… Ils avaient le sentiment d’une vie double, chacun savait que l’autre pourrait finir sa phrase, c’était pratique et drôle… Leur secret : cette métamorphose de visage et de menton dont ils m’ont fourni cinquante versions plus improbables l’une que l’autre… Leur énigme ultime : pourquoi ces deux savants (oui, j’insiste, ils étaient très savants. Il y a peu, ils m’expliquaient encore, génialement, comment fonctionnaient le « boson de Higgs » et le fameux « chat de Schrödinger »), refusaient obstinément de se faire vacciner… Sans doute parce qu’ils se sentaient immortels, plus forts que ce virus tueur et trop minable pour s’en prendre à des super-héros de leur envergure. Quelques semaines avant le drame, j’essayais, avec d’autres, de les convaincre. Ils riaient. Ils me citaient le poème d’un troubadour de langue d’oc ou un aphorisme de « Roland ». Puis ils s’esquivaient comme deux seiches derrière leur encre.


Un texte originellement paru dans Le Point.

Un commentaire

  1. Le départ d’Igor et Grichka m’attrista tout autant que celui d’E.T. avait procuré à Elliott la sensation que la part résiduelle de sa toute-puissance infantile allait précocement disparaître avec son ami imaginaire. Ceci n’est pas un accès de déni, mais un hommage et, d’une certaine façon, une marque de respect pour l’idée que les frères Bogdanoff se faisaient d’eux-mêmes, du cosmos, de Dieu et, partant, de l’éventualité du transvivant.
    Les Bogdanoff n’avaient pas attendu un feu vert de la communauté scientifique pour prendre part aux controverses qui l’ont fondée. Faut-il en vouloir au Pr. Didier Raoult d’avoir bénéficié de la défense de deux savants universellement conspués par leurs pairs contre une armée de détracteurs dont ces derniers avaient dû boire eux-mêmes les eaux amères du discrédit ? Autant qu’il m’en souvienne, le grand microbiologiste et directeur de l’IHU Méditerranée Infection n’a jamais contesté que le vaccin puisse être reconnu d’utilité publique sur plusieurs segments de la population dont les frères Bogdanoff avaient réussi à se convaincre, grâce aux progrès de la chirurgie esthétique, qu’ils avaient retardé leur propre basculement dans l’une ou l’autre de ces catégories maudites de l’existence intraterrestre.
    Lors de la première vague, le Dr. Frédéric Saldmann avait insisté sur le fait qu’une hygiène alimentaire combinée à l’entretien d’une bonne condition physique, constituait le meilleur moyen de neutraliser un virus qui profitait des trous dans la raquette du système immunitaire. Il avait pour partie raison. Faudrait-il, ce faisant, que nous lui reprochions l’influence néfaste et mortifère qu’il aurait pu exercer sur nos jumeaux lors d’une mauvaise rencontre du troisième type ? Ce serait là faire injure à l’extraordinaire indépendance de corps et d’esprit de deux êtres définitivement hors norme.
    Les premières données portant sur les patients traités à l’hydroxychloroquine avaient convaincu Raoult d’en prescrire le traitement aux Marseillais positifs au Covid ; au printemps 2020, ils se ruaient par centaines dans les boxes de dépistage modulables que l’IHU avait ouvert et qui, en relation avec une clinique vétérinaire, s’approvisionnaient quotidiennement en tests dont les matières premières que requérait leur fabrication étaient alors qualifiées d’indébusquables. Souvenons-nous qu’à l’époque, on avait le choix entre hydroxychloroquine ± azithromycine ou paracétamol. En se penchant sur l’histoire de la virologie antique, médiévale, classique ou moderne, Raoult émit une hypothèse dans laquelle la probabilité pour que la pandémie de coronavirus entraînât une seconde vague était quasi nulle. Ses opposants, quant à eux, nous concocteraient une série de scénars catastrophes dont la plupart ne se réaliserait jamais et ce sans que le Conseil national de l’Ordre des médecins s’attelât à leur chercher des poux dans la tête.
    Face à un squatteur opiniâtre et pleutre comme l’est le SARS-Cov-2, un être humain ne souhaite que préserver son être et sauver son humanité. Le corps médical a pour mission de se soumettre avec sa patientèle à ces deux impératifs prioritaires. Il serait tout à fait abusif qu’il appréhende un patient dont le virus, dans une mesure moindre ou certaine, altérerait la conscience, comme un simple sujet d’expérimentation. Un être humain, fût-il a fortiori exposé aux assauts répétés d’un virus mortel, a des devoirs envers ses congénères. Pour autant, aucun Conseil de défense sanitaire ne sera jamais en droit de déposséder un individu de son libre-arbitre face aux options qu’on lui soumet pour déjouer les ruses d’un agent infectieux coriace.
    Une démocratie moderne et, par là même, civilisée, alors même qu’elle se trouve confrontée au risque de mort, se doit de respecter les potentielles dernières volontés d’un Homo sapiens — conscient de sa mortalité — de mourir intubé ou non intubé, vacciné ou non vacciné ; je suis d’autant plus à l’aise pour le dire que j’en suis moi-même au deuxième rappel et que j’ai, à Londres, un adorable neveu de cinq ans, mineur et vacciné, qui se porte comme un charme. De son côté, une majorité démocratique serait contrainte de restreindre la liberté de circulation d’une minorité qui s’entêterait à l’exposer à un risque accru de circulation virale, mais ne pourrait pas pour autant s’arroger le droit, et le pouvoir démesuré qui en procéderait, de décider pour autrui ce qui dorénavant devrait primer entre le risque de mourir prématurément et celui d’amputer durablement son existence de tout ce qui en fait le sel.
    Il reste que nos jaugeages éthiques ne règlent pas le problème de l’engorgement des urgences et des dommages irréversibles qu’une population rétive à la vaccination ferait subir à des patients aux dépens desquels une intervention chirurgicale aurait été déprogrammée afin qu’un hardi covidé soit débarqué in extremis du vol stygien. Une question persistante et insistante, hélas. Elle nous hantera longtemps après la chute de Coronavirus II.