Sûrement mon grand-père n’aurait jamais quitté l’Egypte s’il n’y avait été conduit de force. Sûrement y aurait-il poursuivi sa vie de Juif arabe francophone en Egypte, comme tant d’autres. Peut-être aurait-il rencontré le succès dans les affaires, peut-être aurait-il participé à la prospérité du pays, et peut-être aurait-il transmis à ses trois fils, en plus du français, l’arabe dans lequel il avait été éduqué. L’arabe dont il me décrivait les merveilleuses cavalcades, les audaces linguistiques, la force d’expression : une langue faite pour aimer la vie.
Tout cela n’a pas eu lieu, car des forces massives en ont décidé autrement, des événements qui le dépassaient et qui dépassaient tous les individus, et qui ont fait que l’Egypte d’un seul bloc a méthodiquement expulsé ses « étrangers », ses Grecs, ses Arméniens, ses Italiens, ses Albanais, ses Turcs, ses Européens, et parmi tous ces étrangers, les plus étrangers et, en même temps, les plus arabes de tous, ses Juifs. Voilà, rien n’y a fait, ni ses amis, qui ont fini par lui conseiller de partir s’il voulait la vie sauve, ni le gouvernement, personne ni rien d’autre, et c’est ainsi que s’est terminé deux mille ans de vie juive en Egypte.
L’histoire n’est pas la même en Syrie (d’où ont été chassés mes arrière-grands-parents avant de se réfugier en Egypte, justement), ni en Irak, au Liban, au Yémen, en Algérie, en Tunisie, au Maroc, à Bahreïn, ou que sais-je. Tout cela commence à être connu, et l’exposition « Juifs d’Orient » à l’Institut du monde arabe (IMA) y rend, d’une certaine manière hommage. Bel hommage s’il n’avait été entaché d’une polémique, à coup de lettres et de déclarations, de la nature de celles qui se doivent d’éclater dès qu’on aborde ce sujet des Juifs arabes. Car c’est précisément contre cette histoire que se heurte la lettre ouverte des intellectuels arabes, soutenant le mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), dénonçant les prises de position de l’IMA, qui a eu l’audace de présenter six pièces de musée en provenance d’Israël. Est-ce une conséquence de la normalisation de l’Etat d’Israël (et qu’est-ce qu’un Etat normal ?), un effet des accords d’Abraham, une insulte faite aux Palestiniens souffrant, sans conteste, de la politique de colonisation de l’Etat israélien ? Voilà l’ombre insoluble d’Israël qui se projette avec une régularité de métronome sur l’histoire des Juifs arabes.
Néanmoins, dire ceci constitue une faute, une faute historique, philosophique et politique.
Car il faut le reconnaître. Il faut bien reconnaître, et peu importe ce que l’on pense du pays, de sa politique, de ses droits et de ses devoirs d’Etat, normal ou anormal, qu’Israël est dépositaire – parfois à son corps défendant – d’une partie de l’héritage, de l’esprit, de la vie des Juifs arabes. Et qu’en tant que tel, les pièces provenant de ses musées (pièces anciennes, en outre !) ont toute leur place dans une telle exposition. Israël est dépositaire de leurs descendants, de leur culture, de leur esprit. Tout comme d’autres pays : la France en premier lieu, mais aussi le Brésil, l’Argentine, les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni… Mais pas moins qu’eux, Israël reste dépositaire d’une part du monde juif arabe.
Voilà l’épine, le problème, le hic. Car cela souligne en relief une absence. Leur absence. Leur absence, à ces Juifs arabes, des pays arabes. Pour les Juifs arabes d’aujourd’hui, s’il en reste qui se reconnaissent comme tels, les pays arabes sont une oasis désertique : tout y est familier, tout y a le goût de la maison, tout nous pousse et nous indique avec une telle évidence que ce sont des lieux qui se peuvent habiter, qui ont été habités par l’être des Juifs arabes, mais qui l’est aujourd’hui par des fantômes : partout des traces, nulle part une présence de chair et d’esprit. Combien de mellah vides, de synagogues à l’abandon, de cimetières sans visiteurs, surveillés par de vieux gardiens qui observent les rares arrivées, souvent par avion, de pèlerins et d’endeuillés ? Ce désert est tel que les pays arabes qui le peuvent se sentent obligés d’exciper « leur(s) » Juif(s), fiers, tout en demandant, benoîtement : « regardez comme ils sont bien chez nous ! Pourquoi êtes-vous partis ? »
Mais ce n’est plus à Bagdad ni à Damas, ce n’est plus au Caire ni à Alexandrie, ce n’est plus à Sanaa ou dans la vieille ville d’Aden, où ont résonné les cris des Houthis « Mort à Israël ! Malédiction aux Juifs ! » que se trouve la vie des Juifs arabes. C’est à Paris, New York, Londres, Berlin, mais aussi à Tel Aviv, Haïfa ou Jérusalem. Voilà la triste réalité et voilà toute l’hypocrisie qui consiste à dire que les Juifs arabes sont une part de la culture arabe qu’Israël se serait, pour citer un terme à la mode, « appropriée ». Dont Israël aurait privé ces pays. Voilà l’hypocrisie qu’il y a, aussi, à vouloir faire sortir Israël de l’image. Car si l’on veut jeter un regard clair sur les Juifs arabes, sur leur histoire et sur leur vie et ce qu’elle a à nous dire, alors il faut le voir. C’est dans ce pays que des Juifs chantent encore en arabe, que Samir Naqqash, juif, irakien, d’expression arabe, a écrit Shlomo le Kurde.
Et ne croyez pas que cette situation plaise, qu’elle soit facile pour quiconque. Elle n’aurait certainement pas plu à mon grand-père, pour qui Israël n’a jamais eu de ressemblance avec un foyer. Elle n’est pas plus appréciable, certainement, pour les Juifs arabes d’Israël, qui ont subi les discriminations que l’on sait, situation qui les place dans l’exil de l’exil. Et je persiste à croire que, derrière la froideur un peu dogmatique qui a motivé les signataires de la lettre, se trouve également la blessure de ceux qui ont été quittés, de ceux qui se sentent privés d’une part d’eux-mêmes, de leur voisinage, et peut-être aussi de ceux qui ont assisté à cette rupture, sans avoir rien fait ou rien pu faire.
Car tout ceci est, à nouveau, une histoire d’exil. Un exil dans l’exil, ce thème central de la vie juive, depuis des millénaires, et, depuis plus récemment, de la vie culturelle arabe, depuis ces écrivains du manfa, le lieu de l’exil, auquel on rattache Khalil Gibran.
Et peut-être, enfin, mais ce n’est qu’une suggestion, que derrière cette lettre se trouve l’hébétude aussi d’avoir renforcé cela même contre quoi vous luttez.
J’entends ces voix qui crient à Israël, après les y avoir chassés : « rendez-nous nos Juifs ! Rendez-nous une part de notre histoire, de notre patrimoine culturel et intellectuel, rendez-nous Henry Barakat, Leïla Mourad, Cheikh Raymond et Maïmonide, qui a écrit le Guide des égarés en arabe ! » Et personne ne répond, car personne ne peut répondre.
Faute historique, philosophique, mais aussi politique. Car quiconque s’intéresse sincèrement à la paix sur les rives orientales de la Méditerranée doit regarder cela en face. Le refus de ces intellectuels et artistes, que j’aime et que j’admire, de voir, d’imaginer qu’Israël puisse (un jour) être un pays (un peu) arabe et (un peu) juif à la fois est intenable, tout comme le refus de voir dans les Juifs arabes, plutôt que des fuyards invisibles, une clé, une solution, une infime part de la solution qui se joue dans cette région. Faute politique car refus de voir qu’ils peuvent former un pont, créer un espace de dialogue, oui, même en Israël, même avec des Israéliens.
Dans leurs langues respectives, les racines autonymes désignant l’hébreu (‘-b-r) et l’arabe (‘-r-b) expriment toutes deux l’idée de la traversée, du mouvement, du transit. Mouvement perpétuel des Juifs, mouvement égal des Arabes, double mouvement des Juifs arabes. Est-ce suffisant à une rencontre ? Pour paraphraser Joyce : Jewarab is Arabjew. Extremes meet. En Israël ou ailleurs.
Pas certain que les juifs devraient regretter le mellah… Quant aux juifs « arabes » il n’y a guère que ces deniers pour croire qu’ils l’étaient, arabes…
Les accords d’ Abraham seraient selon l’auteur un » insulte aux Palestiniens » ? En quoi donc ces accords diplomatiques, economiques , politiques qui normalisent les relations entre le Barhein, les Emirats arabes unis , seraient ils insultants ?
Ne serait il pas normal de mettre de coté vos oeuillères qui vous font condamner tout ce qui s’écarte du narratif irrédentiste et maximaliste de l’OLP ( le cheval de Troie des accords d’Oslo – la conquete par étapes du territoire israelien – le retour des réfugiés de 1948 ..) ? Lesquels réfugiés sont bien moins nombreux que les juifs expulsés de presque tous les états arabes de 1948 a 1962 .
De tels échanges de populations ont eu lieu en europe après 1945 ou 3 millions d’allemands ont quitté l’europe centrale nolens volens – 8 millions de musulmans ont quitté l’Inde pour le Pakistan en 1947 .
L’insulte permanente faite aux populations qui se disent palestiniennes c’est de se choisir des dirigeants aussi nuls qui pataugent dans le démenti de la réalité ethnique, et historique .
Et si tout compte fait l’identité palestinienne était un écran de fumée masquant l’anti-judaisme profond des populations musulmanes du Proche Orient ?
La lecture de Bernard Lewis pourrait vous etre utile ( Sémites et Antisémites ) , vous pourriez prendre du recul sur le palestinisme qui est une énième facette du complot juif , transplanté sur la scène du moyen-orient ? Idem pour les intellectuels arabes qui protestent contre l’exposition Juifs en pays d’Orient a l’ IMA .