Des gens de lettres aux acteurs des Digital Humanities
L’idée d’une Respublica literaria, peut-être existante sous un autre nom dès l’Antiquité, mais citée déjà par Erasme, qui puiserait son esprit à l’Académie platonicienne de Florence fondée par Cosme de Médicis en 1459, comme une sorte de monastère laïque qui émigrera dans l’utopie avec la fameuse Abbaye de Thèlème de Rabelais, cette idée sublime peut aujourd’hui être réinterrogée à l’aune des humanités numériques.
L’histoire de la République des Lettres est bien retracée par un travail documentaire de Françoise Waquet[1]. Elle y fait apparaître la trame d’une sociabilité et d’une solidarité savantes internationales, fondée sur la collaboration et la transmission, et qui dessinerait en creux la suprématie d’une République humaniste et universelle portée par un idéal de progrès social et de perfectionnement de l’homme, certes perpétuellement malmenée par les conflits inhérents aux autres activités humaines.
Cependant, sans qu’il en soit explicitement fait mention, le Manifeste des Digital Humanities de 2010 s’inscrit pourtant bien dans cette même dynamique d’une communauté internationale pluridisciplinaire, constituée à la fois de chercheurs et d’ingénieurs, et ayant pour objectifs : «le progrès de la connaissance, le renforcement de la qualité de la recherche dans nos disciplines, et l’enrichissement du savoir et du patrimoine collectif, au-delà de la seule sphère académique.»[2]. L’effort reste donc le même, qui au fil des siècles imprime dans un livre imaginaire la généalogie et la cartographie vivantes d’une République des Lettres comme un monde parallèle imprégné à la fois d’humanisme et de pratiques littéraires[3]. Sur ce chemin, gens de lettres et gens de l’être marchent main dans la main.
Aujourd’hui, fictionaliser ce mythe performatif de la République des Lettres ce ne serait pas le mettre imaginairement en scène dans une fiction. Avec l’invention de la province pédagogique de Castalie dans son roman Le Jeu des perles de verre Hermann Hesse a déjà réussi cette véritable prouesse, apportant une réponse à son propre questionnement : «Qu’adviendrait-il si, un jour, la science, le sens du beau et celui du bien se fondaient en un concert harmonieux ? Qu’arriverait-il si cette synthèse devenait un merveilleux instrument de travail, une nouvelle algèbre, une chimie spirituelle qui permettrait de combiner, par exemple, des lois astronomiques avec une phrase de Bach et un verset de la Bible, pour en déduire des notions encore inconnues, qui serviraient à leur tour de tremplin à d’autres opérations de l’esprit ?»[4].
De la réalité des mondes fictifs
Fictionaliser c’est façonner et feindre, c’est donner une forme qui simule et stimule la réalité.
Aujourd’hui, fictionaliser la République des Lettres passerait par l’opération suivante : donner forme à ce qui spontanément émergerait au sein de différentes communautés de lectrices et de lecteurs de leurs fréquentations partagées de certains lieux emblématiques au cœur de fictions littéraires qu’en esprit ils auraient eu le sentiment d’habiter au cours de leurs lectures : l’une des planètes visitées par le Petit Prince, l’une des îles de l’archipel de Mardi d’Herman Melville, l’une des villes invisibles d’Italo Calvino, ou bien le domaine des Sablonnières du Grand Meaulnes, le Balbec de Proust…
Potentiellement le web 3D immersive avec avatars, ou la réalité virtuelle avec ses casques permettront bientôt de rendre accessibles à tous des représentations de ces territoires imaginaires. Mais pour cela il faudrait d’abord émanciper les internautes, vite devenus de simples utilisateurs d’Internet, en en faisant des cybernautes, des colons du cyberespace.
Les lectrices et les lecteurs ont eux déjà cette capacité à voyager dans l’imaginaire et à visualiser mentalement des espaces fictionnels que je qualifierais de littéraires.
Mais comment distinguer cette essence rare qui fait que la chose racontée serait littéraire ?
Marcel Proust avait seulement vingt-quatre ans lorsqu’il entreprit la construction d’un monde de presque un millier de pages, Jean Santeuil, un immense chantier qui attendra 1952 pour être édité à titre posthume, mais dont les pierres auront servi à l’érection de ce véritable monument que sera A la recherche du temps perdu, et il y définissait déjà cette essence du littéraire : «Jean percevait confusément que ce qu’il y a de réel dans la littérature, c’est le résultat d’un travail tout spirituel, quelque matérielle que puisse en être l’occasion […] une sorte de découverte dans l’ordre spirituel ou sentimental que l’esprit fait, de sorte que la valeur de la littérature n’est nullement dans la matière déroulée devant l’écrivain, mais dans la nature du travail que son esprit opère sur elle.»[5]
Nous avons là ce que ces espaces, auxquels nous prétendons accéder pour y réaliser la République des Lettres, devraient être : les résultats d’un travail spirituel et sentimental.
L’option Unesco
L’idée serait donc de reconstituer dans le cyberespace certains territoires fictionnels soigneusement sélectionnés, afin d’ériger ces espaces littéraires transnationaux et extraterritoriaux en véritables lieux d’échanges culturels, promoteurs de culture humaniste et de paix.
Ma proposition est donc que de tels mondes, issus de fictions littéraires, puissent un jour intégrer un nouveau domaine en vue de leurs éventuelles inscriptions au PCI[6], en tant que catégorie de patrimoine issue de la Convention pour la sauvegarde du Patrimoine Culturel Immatériel, adoptée par l’UNESCO le 03 novembre 2003.
Nombre des espaces potentiellement concernés, générés au cœur même de créations purement littéraires, pour fictifs qu’ils soient en réalité, ont incontestablement acquis cependant au fil du temps, des lectures et des traductions, une certaine forme de réalité dans l’imaginaire des lecteurs, voire dans l’imaginaire social, international et, bien souvent en tout cas, dans la mémoire collective de la République des Lettres.
L’imaginaire est le seul pays que nous partageons tous et il pourrait plus facilement prendre forme par la matérialisation simulée de lieux fictifs qui ont été centraux dans les histoires que nous avons entendues ou que nous avons lues.
Les lieux littéraires qui seraient éligibles au Patrimoine Culturel Immatériel devraient être des vecteurs de paix entre lectrices et lecteurs de toutes les nations. Nous devrions pouvoir aussi y retrouver la source de l’émotion esthétique qui singularise les fictions littéraires et font de nous, au-delà de la République des Lettres, des membres à part entière d’une même et seule espèce animale fabulatrice : l’espèce humaine.
Ces lieux fictionnels partagés seraient de fait des lieux de culture et de paix, œuvrant dans le sens de la mission de l’UNESCO de : «Construire la paix dans l’esprit des hommes et des femmes».
[1] Waquet Françoise. Qu’est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique. In : Bibliothèque de l’école des chartes. 1989, tome 147. pp. 473-502.
[2] Pierre Mounier, Manifeste des Digital Humanities, Journal des anthropologues, 122-123 | 2010.
[3] C’est en partie tout au moins la conclusion de cet article de Jérôme Lamy, La République des Lettres et la structuration des savoirs à l’époque moderne, Littératures, 67 | 2013.
[4] Préface du traducteur de l’allemand, Jacques Martin, Calmann-Lévy, 1955, 1991, Le Livre de Poche, avril 2013.
[5] Marcel Proust, Jean Santeuil, Quarto Gallimard, 2001, p.335.
[6] https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immateriel-00003
Le monde n’a pas besoin de fuite dans l’imaginaire mais d’action politique. Pendant que vous nous invitez à nous retrouver dans « l’imaginaire » collectif, dans le réel c’est la bête qui rode. La République des Lettres est une histoire mémorable de notre civilisation (cf. Le livre de Fumaroli) mais elle doit aujourd’hui comporter un versant d’action politique. Non à la fiction.