Miles Davis, à qui on demandait quel serait son vœu le plus cher, répondit : «Être blanc.»
Je ne sais si Jean-Michel Basquiat, fan de Miles Davis, aurait répondu de même. Mais, trente ans après sa mort par overdose en 1988, toute sa vie en peinture exposée à la Fondation Vuitton jusqu’en janvier prochain, dit, toile après toile, comme le poète Heinrich Heine, l’auteur de la Loreleï, qui parlait de la malchance irrémédiable d’être juif, qu’à la fin du vingtième siècle c’était toujours un grand malheur d’être noir, que c’était une damnation, et qu’à cette damnation, nulle rémission, la mort mise à part. La mort elle-même, à voir ces têtes noires, inlassablement macabres, avec leurs dents de squelette et leurs yeux aveugles ou pleins de l’effroi de la grande Imminence, la mort, chez Basquiat, est inscrite d’emblée au cœur de la condition noire d’alors, à commencer – le pressentait-il à ce point ? – par la sienne.
Le paradoxe qui, de toute évidence n’en était pas un pour Basquiat, est qu’il n’était pas un Noir américain, avec tout l’héritage d’oppression, d’humiliation que cela comporte, mais fils d’Haïtiens (les seuls descendants d’Africains à s’être libérés eux-mêmes, dès le début du XIXème siècle, de l’esclavagisme français), qu’il n’était en rien un enfant des ghettos, qu’il ne fut l’objet d’aucune relégation ni raciale, ni sociale ni culturelle, qu’à peine surgi sur la scène artistique, il fut porté au pinacle par le Tout-New York et le Tout-Hollywood (il fut qualifié très vite de Black Picasso). Basquiat ne souffrit guère d’être noir, sauf, comme le rappelle son ami Glenn O’Brien, que «les poches de ses vêtements griffés pleines de billets de 100 dollars, il ne parvenait pas à arrêter un taxi». A ceci près qui n’est pas peu, il n’avait rien du paria, du «suicidé de la société».
Autre paradoxe : on ne lui connaît guère, la gloire venue, de fréquentations «black», à l’exception de ses potes de jeunesse, graffitistes comme lui, Fab 5 Freddy et Rammelzee. Pas de gourou noir ; pas, explicitement, de conscience politique (on était en plein mouvement des droits civiques d’un côté, des Black Panthers de l’autre), malgré une grande conscience historique, sur l’esclavage, la ségrégation raciale.
Son milieu ? L’underground chic new yorkais blanc, à commencer, bien sûr, par le prince du Pop Art, Andy Warhol, avec qui Basquiat peignit en duo cent œuvres en deux ans.
Et pourtant, jusqu’à sa fin par overdose à 27 ans, il y a, jusqu’à l’obsession, toutes ces toiles Black, aux figures de douleur et de mort. Rien de près ou de loin évoquant le fameux Black is beautiful d’alors, la fierté noire en passe d’être reconquise. Il y a bien ces «portraits» des grands boxeurs et sportifs noirs américains disparus. Mais avec leur couronne dérisoire, rien qui évoque les champions qu’ils furent, seuls porteurs à l’époque de la cause et de l’émancipation noires. Visages fantomatiques de ces rois du ring transformés en mauvais génies, aux rictus de squelettes.
«Il n’avait personne pour surveiller ses arrières» a dit de Basquiat David Hammons, sculpteur et artiste conceptuel noir, né une génération plus tôt, et lui activiste engagé. Basquiat aura-t-il été ce kamikaze d’une cause qu’il ne pouvait porter que dans la rage profane de peindre et de mourir ? L’art en lieu et place de la politique. Un extrémisme artistique, frère cadet de l’extrémisme politique ? Mais a-t-il été trop bien, trop vite reconnu, annexé par ce monde blanc, via sa pointe avancée qu’était le monde de l’art newyorkais apte à récupérer toutes les révoltes, à les vider de leur radicalité en faisant des œuvres marchandes ? Ce qui fut, Ô combien, le cas avec lui.
«Si je ne peignais pas, déclara un jour Basquiat, je réaliserais des films dans lesquels les Noirs seraient présentés comme appartenant à la race humaine. Pas comme des étrangers ou des extra-terrestres. Ils ne seraient pas tous des voleurs ou des dealers, et toutes ces conneries.»
Une question se pose. Ces masques noirs au rictus de mort ont un effet effrayant. Tout victimes du racisme, de l’oppression qu’ils soient, leur présence macabre à répétition instille la peur chez le spectateur. (Les mêmes corps démembrés, les mêmes visages, «en Blancs», tout aussi macabres, feraient tout aussi peur). Cette représentation répétitive de masques noirs, quasiment des morts-vivants, est-elle l’image mortifère, aussi masochiste que victimaire, que Basquiat se faisait de ses frères de couleurs, voire de lui-même ? Serait-ce, comme l’analysait Franz Fanon en 1952 dans Peau noire, masques blancs, que l’homme noir, sujet éternellement divisé, aurait intériorisé la perception négative de sa propre personne ? Il n’en est rien. Cette fixation lancinante dans la représentation traduit bien plutôt un «renvoi d’images à l’envoyeur». Au monde blanc. C’est ainsi, semble dire obstinément Basquiat, que nous, Noirs américains, sommes vus encore et toujours dans l’inconscient collectif : des fantômes quelque peu hideux, des visages porteurs de mort menaçants. La colère noire montante et la délivrance désormais en marche font peur. Aussi sommes-nous de plus bel phantasmés comme diables noirs. Ainsi sommes-nous vus pour mieux être ostracisés, serait-ce silencieusement désormais. Et le peintre jetait ces visages torturés avec une rage calme à la figure de ses amis et admirateurs new yorkais, la plupart trop mondains, trop urbains ou trop «ailleurs» pour être véritablement tétanisés.
En ces années 80, la peur des Noirs, non moindre qu’aux temps juste révolus de la ségrégation, change de nature, mue à proportion du mouvement des droits civiques qui conteste l’immémoriale suprématie blanche. La résistance à l’égalité des droits, d’affichée, devient souterraine.
Trente ans plus tard, le message désespéré de Basquiat est-il toujours d’actualité et raccord avec l’air du temps ? L’année de la mort du peintre, Michael Jackson prenait son envol planétaire, à commencer dans les publics occidentaux. Vingt ans plus tard, ce sera l’élection d’Obama. Les Noirs seraient-ils devenus «cool» aux yeux de leurs concitoyens blancs, hier encore apeurés ? Voire. Ils restent tout aussi exposés aux violences policières qu’alors, constituent la majorité de la population pénitentiaire américaine ; et le fossé entre la condition des uns et des autres selon la couleur de peau ne s’est en rien réduit.
Second aspect de Basquiat artiste. On a considéré d’évidence que l’oeuvre de ce dandy primitiviste, était, tel un DJ de la peinture, l’écho direct du rap, du hip-hop, de la break Dance, retranscrits en mode graffiteur et portés à incandescence par une sorte de mystique tragique, teintée, Basquiat étant d’origine haïtienne, de vaudou. Certes. Mais, par-delà cette sociologisation, cette culturalisation quasi-tautologiques, on peut tenter de voir Basquiat sous un jour plus radical encore, comme un être que Nietzsche aurait qualifié de dionysiaque, possédé par l’Hubris, la démesure, le plus qu’humain, en proie à une vision tragique de la nature humaine, dans un monde (blanc) sans dieu (noir) ni garde-fou. D’où tous ces êtres aux visages de masques, aux bouches d’ombre, comme sortis d’un théâtre antique ou d’un bestiaire mythologique pré-humain. Fini «le baume salutaire de l’apparence», fini «l’art comme remède» (Nietzsche), voici la douleur brute des masques, le stimulant cruel de la transe artistique, à la recherche d’une extase intérieure et d’une réconciliation avec ses semblables, également impossibles. L’art, oui, comme une transe. Comme une danse avec la mort.
Se refusant à transiger avec sa passion tragique pour complaire à un public que sa peinture aurait tôt ou tard fini par effrayer, se refusant, tout autant, au nihilisme chic comme au repos bien gagné et à la rédemption par l’art, Basquiat, rebelle noir aux forces débordantes, toujours en excès, n’a pas eu le temps de transmuer cette surabondance et sa rébellion en affirmation de puissance sur le monde (blanc), qu’il rêvait, à toutes forces, de conquérir et de réformer. Son art s’est arrêté avec sa mort, à la première étape : à la souffrance, au mal, à la laideur, à l’impuissance, à la révolte. Sa puissance n’aura pas eu la possibilité de se déployer, de renverser la donne, de se muer en volonté de dominer à son tour le monde (blanc) et d’exalter la condition noire qui lui pesait tant – «transformer la malédiction en exultation» comme Benny Lévy le disait de la judaïté – et, par là, de devenir maître du chaos génial dont il était porteur. Il n’aura pas eu le temps d’advenir ce Picasso noir auquel il semblait appelé.
«Il n’arrêtait pas de danser et dansait comme personne. Il était un peu comme Mohammed Ali sur le ring, bondissant rythmiquement en avant et en arrière, secouant la tête et zigzaguant comme pour éviter d’invisibles coups de poing. Il était plus vivant que la plupart d’entre nous.» (Glenn O’Brien)
Black Picasso ? Pas vraiment. Mais Black Dionysos, oui. A coup sûr.
Exposition BASQUIAT, du 3 octobre au 14 janvier 2019.
Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, 75116 Paris.