Voilà un ouvrage étrange dans l’inclassable, qui suit un déroulé parsemé d’accidents et de souvenirs, de pauses et d’accélérations, de conseils et d’invitations. Si le chapitre 1 commence ainsi : «J’ai toujours peur de prendre la route», il n’est pas le début du livre. Dans un chapitre numéroté 0, qui n’est pas un prologue, notons-le, Philippe Artières évoque l’accident de voiture qui coûta la vie à Albert Camus, et précise que c’était son éditeur qui était au volant. Et, dans la trajectoire parfaite des pages qui composent ce livre, le lecteur, dans l’épilogue, se retrouve face à Œdipe.
Des routes est sous-titré «accrochage», comme pour une exposition. Et c’est peut-être de cela qu’il s’agit ici. Une exposition où se côtoient textes intimes, photographies, extraits de procès verbaux et de directives. Prendre la route, depuis le XXe siècle, c’est prendre la voiture. Philippe Artières, historien du contemporain et observateur du quotidien ordinaire, propose un corpus d’une cohérence infrangible, et l’agence, le dispose, selon un parcours pensé, oui, comme une mise en scène d’exposition.
Un parcours pavé de citations de Maurice Trintignant, par exemple, qui conseille de conduire avec des gants et se penche sur le problème des cheveux flottant au vent lorsqu’on est au volant d’une décapotable : «Les cheveux sont la plus belle parure de la femme… à condition qu’ils ne lui bouchent pas la vue.» Serre-tête ? Oui, parfait, si l’on ne craint pas pour sa mise en plis. Foulard ? Oui, mais mince, car «il ne s’agit pas de devenir sourd sous prétexte de n’être pas aveugle.» Comment conduire sa voiture, de Maurice Trintignant – paru en 1967 – est un ouvrage sociologique… Philippe Artières en né à la fin des années 60, époque où ce sont encore les hommes – les pères – qui conduisent. Il nous livre ses souvenirs de départ de vacances : la mère apporte les bagages près de la voiture, mais c’est le père qui les range dans le coffre ; ensuite, le père est au volant, et la mère lit à haute voix les panneaux croisés sur la route. Les vacances commencent par le voyage, le trajet. C’est sur la banquette arrière de la R16 de son père que le petit Philippe entrevoit, comprend, que cette place-là, celle de l’enfant, qui n’est ni la place du conducteur ni celle du «mort», est la place privilégiée de l’observateur. Calé au milieu de l’habitacle, il a une vue autre sur la route qui défile.
Au centre presque exact de l’ouvrage, en page 75, un grand blanc. Une page blanche. La page du souvenir, toujours prégnant, de l’accident qui a traumatisé la France le 31 juillet 1982. Au niveau de Beaune, sur ce qui n’était pas encore un échangeur mais au contraire un entonnoir, une nuit de chassé-croisé, de grands départs, la nuit d’une de ces journées que Bison Futé qualifie de «noires», voitures et autocars entrent en collision. 53 morts dont 46 enfants et adolescents. Le traumatisme est encore dans toutes les mémoires. Pour évoquer ce souvenir collectif, Philippe Artières adopte une écriture chaotique. Accidentée. Comment faire des phrases sur cet événement, sur cette tragédie ? C’est là, sans doute, dans ces pages centrales, que se joue tout l’enjeu du livre : «accrochage» dans son double sens d’exposition et de morts effectives. On s’en souvient, l’accident de Beaune a modifié non seulement la topographie du lieu de l’accident, mais aussi les modalités d’organisation des dates de départ pour les transports d’enfants. Nos vies, collectives, procèdent par «accidents». Mais nos vies intimes aussi. Artières nous livre, dans des paragraphes qui tiennent à la fois de la confidence et de l’exploration du thème, des moments de conduite où le désir se mêle au danger.
Des routes est construit comme un parcours. Comme un itinéraire du XXe siècle selon l’asphalte et la ligne blanche, avec ses stations de réflexion et ses références législatives. On sourira à l’évocation de la Conférence internationale relative à la circulation de 1910, durant laquelle est formulé le vœu que les États européens se mettent d’accord sur le sujet du croisement des véhicules sur les routes. «Il y a, actuellement, autant de façons d’agir que de pays», lit-on. Mais Des routes évoque aussi l’accident fondateur, survenu à un carrefour. Œdipe et Laïos. L’ouvrage de Philippe Artières se conclut sur quelques pages faisant référence à Lacan et à son séminaire de 1955-1956, et sur les recherches de Louis Roussel à propos du meurtre de Laïos dans Œdipe-Roi. Prendre la route n’est jamais anodin. Le père est au volant (dans la R16 familiale), le fils est installé sur la banquette arrière et voit tout de la route qui s’ouvre. Mais… le fils peut être aussi au volant, et refuser de laisser la priorité au père – d’où l’importance des discussions sur le croisement des véhicules en 1910, tout se tient.
Philippe Artières nous offre ici, dans une manière de collage signifiant prenant la forme d’une exposition textuelle et non virtuelle, une réflexion sur la route comme motif quotidien et métaphore psychique. Autant dire humaine.