Le titre du roman que Mark Greene publie en cette rentrée chez Grasset laisse envisager que l’on va lire le portrait d’une femme. Ce n’est pas faux, mais c’est assez réducteur. Federica Ber est un roman en trompe-l’œil, bâti à chaux et à sable, qui croise les fils de plusieurs histoires pour aboutir à un récit en trois dimensions – le passé, le présent, l’imaginaire –, culminant à la fois sur les toits de Paris et dans les Dolomites. Il faut un sacré talent pour offrir ainsi au lecteur un roman fluide et parfaitement charpenté, aux bifurcations narratives quasiment invisibles. On lit Federica Ber d’une traite, comme un suspense.
Un narrateur dont on sait peu de choses – il est enseignant de Lettres dans un collège de banlieue, il voulait être écrivain mais n’a jamais rien écrit, il vit en solitaire, presque en vieux garçon – a rencontré il y a une vingtaine d’années, dans une salle de jeux vidéo, une jeune femme imbattable au jeu de combat Tekken. Ensemble, durant une semaine, ils arpentent les rues et les passages de Paris, grimpent sur un des toits de la rue de l’Echiquier pour y manger du saucisson, boire du rosé, et jouir du crépuscule. Vingt ans plus tard, le narrateur découvre presque par hasard un petit article relatant un fait divers s’étant déroulé dans les Dolomites : un couple d’architectes est retrouvé mort au pied d’une muraille rocheuse, l’homme et la femme étaient attachés l’un à l’autre, il portait cravate et elle collier de perles. Une femme les accompagnait dans leur randonnée, une certaine Federica B. La police s’interroge : suicide ? meurtre ? A partir de la découverte du fait divers, le narrateur revient sur la semaine qu’il a passée avec Federica, vingt ans auparavant.
Nous sommes dans un texte qui tient à la fois du journal rédigé au jour le jour – sans indication de date ni d’entrée – et du récit se nourrissant de lui-même, entre souvenir, présent, et projection romanesque. Le narrateur voulait être écrivain ? Voilà qu’il le devient… après avoir acheté la presse italienne au kiosque de la gare de Lyon pour se tenir au courant des développements de l’enquête sur la mort des deux architectes, et après avoir acheté, dans la même gare, un carnet et un porte-mine. Il commence à prendre des notes, attablé à la brasserie l’Européen. Puis les notes se transforment en phrases, les verbes apparaissent. Voilà, il écrit. Et qu’écrit-il, ce narrateur ? Il écrit ce qu’il s’est passé dans les Dolomites. Il imagine, construit une histoire, donne une explication. Le mystère que la police italienne échoue à résoudre – bientôt, dans les quotidiens transalpins, il n’est même plus question de la mort des architectes –, le narrateur le résout à sa manière. Et le lecteur, emporté par la fluidité du récit, adhère à sa résolution. La solution choisie par le narrateur est à la fois romantique, projetée et poétique. Parce que là où passe Federica, la profondeur, l’étrange et la légèreté entrent en scène.
Cette Federica, à vingt ans de là, est une jeune femme libre, paléontologue à ses heures, quelque peu androgyne. Elle porte Perfecto et sac à dos, ne rentre dans aucune case. Elle est une sorte de Nadja d’André Breton pas folle, intrépide, exigeante, habitée du don de transfiguration de l’existence qui la conduit à entraîner les êtres qu’elle rencontre jusqu’à leurs limites. Elle est l’étincelle de vie qui manque au narrateur. Elle l’emmène – l’entraîne – au-delà du vertige, sur les toits de Paris. Quoi d’étonnant qu’on la retrouve, vingt ans après, sur les sommets italiens ? Elle est un chat perché sur le zinc et la tuile parisienne, elle peut tout aussi bien être l’amie d’un guide à Cortina, et discuter avec les chamois. Elle est vivante comme on ne l’est jamais assez, mystérieuse et secrète. Elle joue au mime suiveur dans les parcs de la capitale, serrant au plus près le passant qu’elle imite. Elle est indécelable, vibrante et singulière, ne répond aux questions que par des échappatoires, ou des maximes. Le narrateur, elle l’a marqué à jamais. Huit jours, à vingt ans de là, et il s’en souvient encore. Il ne se souvient que de cela. Federica, c’était l’éclaircie inespérée dans la vie grise.
Tout concourt, dans le roman, à emmener le lecteur vers les sommets, même si le point de départ de l’histoire est la chute d’un couple. Dans Federica Ber, on monte. On grimpe. On apprend à vaincre son vertige, à conjurer une maladie dégénérative pour délier ses muscles. Federica est l’étincelle qui donne à chacun l’élan dont il a besoin. Enfin, c’est un peu plus complexe que cela : elle est l’étincelle qui donne au narrateur, au bout de vingt ans, et par la magie du fait divers, la force de devenir ce qu’il doit être : un écrivain. De son perchoir, il observe les petits rats de l’Opéra à la barre, image de la vie à quoi chacun s’affaire…
Federica Ber est un très beau roman dont les personnages balaient le spectre à peu près complet des attitudes et des sentiments. Personnages qui, tous, vont au bout de leur parcours, avec calme, sans trembler. On appréciera la référence au film Les Choses de la vie, et à l’accident de la Giuletta. On n’oubliera pas que l’épouse du guide de haute montagne, avant de disparaître sans laisser de traces, relisait Jane Eyre. On rêvera à la torre Leonardo da Vinci, cette tour dont les parois de verre absorbent le bleu du ciel, jusqu’à devenir invisible. On se souviendra que le narrateur a laissé, dans le placard à balais du dernier étage d’un immeuble de la rue de l’Echiquier, une échelle achetée au BHV qui permet d’accéder, de nouveau, à une terrasse secrète. On comprendra, surtout, que grimper et tomber participent du même mouvement, celui de la volonté accomplie.