Il y a quelques mois, au début de l’été, l’un des serveurs d’un café où je me rends souvent vint me faire ses adieux en m’annonçant qu’il allait désormais travailler dans un autre établissement, rue Etienne Marcel – « presque en face, me dit-il le plus naturellement du monde, de l’ancienne poste du Louvre… »
Je cachai ma surprise ; mais quand je l’eus quitté, je pensai par-devers moi : « Diable ! L’ancienne poste du Louvre ! Serait-ce possible ? » Plusieurs fois j’avais imaginé qu’un jour la grande poste du Louvre fermerait, mais j’aurais cru que ce serait la fin d’un monde et qu’elle n’adviendrait ni si vite ni dans une telle indifférence. Et je décidai d’aller voir.
Je ne me souvenais plus à quelle époque mon père m’avait appris son existence. Mais je me rappelais comment, quelques années plus tard, il me l’avait remise en mémoire, un soir où je devais être dépité d’avoir laissé passer la dernière levée du dernier jour recevable, pour je ne sais quel courrier à envoyer. Il m’avait dit – un peu surpris que je n’y aie pas pensé – que j’avais encore le temps d’aller à la poste du Louvre, qui restait ouverte toute la nuit. Il m’avoua en souriant, mais sans s’attarder sur le sujet, qu’il y avait souvent posté in extremis ses déclarations de revenus. Je crus que la mer Rouge s’ouvrait devant moi. Il y avait un dieu pour les retardataires. Je n’avais même plus besoin de me presser pour déposer ma lettre.
Comme je ne m’y étais jamais rendu, j’imaginais vaguement que la poste du Louvre se trouvait quelque part dans une aile du musée (de même qu’il y a un petit bureau de poste dans un coin de l’hôtel de ville de Paris) ou bien dans la grande galerie marchande souterraine. Il n’en était rien. C’était un édifice à part, assez loin du musée en définitive, à l’angle de la rue du Louvre et de la rue Etienne Marcel, l’un de ces bâtiments néoclassiques aux proportions démesurées, presque monstrueuses, que la IIIe République nous a légués – comme la Sorbonne, le ministère de l’Education nationale ou celui de l’Agriculture – et qui sont si monumentaux, si écrasants que le regard ne parvient jamais à en avoir une vision d’ensemble.
Sous les arcades, des clochards pacifiques vous ouvraient quelquefois les portes vitrées aux longues poignées de métal froid ; ils n’avaient pas tort d’espérer l’aumône de ceux qui venaient poster ici, à l’instant fatidique, des lettres dont dépendait peut-être leur destin. Les dernières levées étaient, je crois, à dix heures pour la région parisienne, à huit heures pour la province. Mais on pouvait avoir jusqu’à minuit le « cachet de la poste » du jour, ce sésame exigé par toutes les autorités – administrations, jurys de concours, jeux télévisés, etc. C’était le plus important.
A partir du moment où j’ai découvert l’usage de ces lieux, j’y suis souvent revenu pour faire apposer, sous mes yeux, ce cachet de la poste de la dernière heure – surtout, à vrai dire, quand l’enjeu était d’importance. J’avais le sentiment de rendre plus solennel le geste banal de déposer une lettre en l’accomplissant dans ce temple central et secret. Il faut dire aussi que depuis qu’en 1997 j’avais posté ma candidature en classes préparatoires à Henri IV cinq minutes avant la dernière levée du dernier jour recevable, j’avais pris l’habitude de croire que le destin m’était plus favorable quand je procédais ainsi à l’arrachée, comme s’il me savait gré d’avoir appelé sur moi son intervention en jouant avec le feu – superstition dont j’aurais dû pourtant me défaire au cours du temps, car je dois avouer que, mis à part dans cette circonstance d’il y a presque vingt ans, je ne m’y suis jamais adonné par la suite qu’en pure perte.
A droite, dans une petite pièce, il y avait des photocopieurs rudimentaires qui n’acceptaient que des pièces de dix centimes d’euros, et je me souviens qu’un soir où j’avais encore beaucoup de photocopies à faire, elles-mêmes au dernier moment, avant de cacheter les dossiers que j’étais en train d’envoyer, manière de porter à son paroxysme le défi que j’étais venu lancer ici au destin, je ressortis pour acheter un paquet de cigarettes, dans le dernier café encore ouvert en face, en suppliant le garçon de me rendre la monnaie avec toutes les pièces de dix centimes qu’il pourrait trouver dans la caisse.
Vers minuit moins le quart, dans les longues files d’attente, les gens commençaient à piétiner un peu plus nerveusement, à jeter des regards de plus en plus fréquents vers l’horloge ronde qui trônait au-dessus des guichets. Un certain nombre d’entre eux devaient penser, comme moi, qu’ils jouaient leur vie sur ce fichu cachet de la poste. Malgré la tension, ils gardaient leur calme. La nervosité restait contenue. Je n’ai jamais été le témoin de scènes pénibles, éclats de voix ou pugilats. Il est vrai que je suis toujours parti avant de voir si le couperet retombait quelquefois sur des malheureux qui auraient commencé à faire la queue un peu trop tard.
Personne n’aurait ici osé traiter les fonctionnaires de fainéants. Eux-mêmes semblaient appartenir à une sorte d’élite. Rien, dans leur allure, ne les distinguait au premier abord de leurs collègues affectés aux bureaux de poste ordinaires ; mais leurs gestes étaient précis, leurs paroles courtoises, leur regard confiant. Ils savaient que le respect du public leur était acquis. En franchissant ce seuil, le visiteur abandonnait ses éternels griefs contre la bureaucratie.
C’était un lieu à la Modiano, un lieu du Paris des années quatre-vingts, un lieu qui évoquait l’odeur du tabac froid dans la grisaille de l’aube, un lieu où nos pères avaient trente ans et arpentaient d’un pas fringant le pavé de la capitale. On y croisait des gens venus de toutes les couches de la société, comme au Palace ou au service militaire – autres mythologies de ces temps révolus.
Tandis que je marchais le long de la rue Etienne Marcel, je me disais qu’il y avait bien longtemps que je n’avais plus eu recours aux horaires nocturnes de ce singulier bureau de poste. La dernière fois, c’était au moins trois ans auparavant. Nous écrivons moins de lettres et nous n’avons plus autant besoin de ces fameux cachets de la poste. Au coin de la rue du Louvre, je vis une grande palissade qui encerclait le bâtiment en masquant les arcades. Des inscriptions annonçaient qu’ici il y aurait bientôt une crèche, des logements sociaux, une terrasse panoramique, un hôtel, un restaurant, des commerces, etc. Un bureau de poste devait tout de même demeurer ouvert au public quelque part – comme s’il fallait bien que quelque chose reste comme avant pour que tout puisse changer.
Je me suis arrêté ; j’ai voulu prendre une photo, j’ai sorti mon smartphone. En le brandissant devant le bâtiment, j’ai eu un sentiment bizarre. Mon regard allait du smartphone à la grande poste. Cela me rappelait quelque chose – la célèbre scène, j’en pris soudain conscience, dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, où l’archidiacre considère tour à tour le livre ouvert sur sa table et la gigantesque cathédrale qu’il voit par sa fenêtre, et dit : « Ceci tuera cela… Hélas ! Hélas ! Les petites choses viennent à bout des grandes ; une dent triomphe d’une masse. Le rat du Nil tue le crocodile, l’espadon tue la baleine, le livre tuera l’édifice ! »
La poste du Louvre, c’était l’épicentre de la civilisation épistolaire. C’était Notre-Dame des Postes. Le smartphone avait tué l’édifice.