Thomas Bernhard place en exergue de son dernier roman Extinction. Un effondrement cette citation de Montaigne : « Je sens la mort qui me pince continuellement la gorge ou les reins. Mais je suis autrement faict : elle m’est une partout. » Ce que Montaigne écrit de la mort vaut également pour l’œuvre de Thomas Bernhard : elle est une partout. Selon des répartitions, des accentuations variables. Avec des reprises, des ajouts, de vastes bouleversements ou d’infimes modifications qui ravissent le lecteur sensible à la langue bernhardienne caractéristique. Ainsi de l’épisode du mineur Schermaier : « que l’un de ses proches voisins a dénoncé pendant la période de guerre parce qu’il écoutait la radio suisse » et fait envoyer dans un pénitencier puis dans un camp de concentration. Ce voisin délateur, qui était également le meilleur camarade de classe de Schermaier, n’a encouru, après la guerre, aucune espèce de réprobation. Bien au contraire. « Schermaier n’a pas été dédommagé sinon, de la façon la plus répugnante, en quelque sorte indemnisé par l’État moyennant une subvention ridiculement modique, pour les souffrances que lui a infligées le fanatisme national-socialiste, tandis qu’au massacreur, qui vit aujourd’hui à Altaussee, une pension énorme est versée tous les premiers du mois par le même État, ce qui lui garantit une vie fastueuse, ai-je pensé. »¹ L’épisode de la délation du malheureux mineur et de ses conséquences ouvre dans Extinction sur une suite d’interrogations indignées. Le même événement, typique de l’abjection nationale-socialiste, réapparaît dans la pièce Place des Héros. Il se formule cette fois à travers un bref échange dialogique entre deux protagonistes, le professeur et sa servante Herta (qui porte le même prénom que la mère de Thomas Bernhard, contrainte pendant plusieurs années, pour gagner sa vie et aider sa famille, de faire des ménages dans des maisons bourgeoises de Vienne) : « Professeur Robert : Est-ce que votre grand-père n’était pas le mineur/que les nazis ont mis en camp de concentration/parce qu’il écoutait la radio suisse ?/ Herta : Si Monsieur le professeur »…² On pourrait multiplier les exemples (le mariage tardif de la sœur, thème expressif de la vilenie sororale déjà explorée dans le Naufragé, revient dans Extinction avec une vigueur renouvelée. Si, dans le Naufragé, la sœur, contre toute attente et surtout contre l’emprise esclavagiste de son frère, contractait mariage avec un industriel de Coire, ici, dans Extinction, Caecilia, ose s’unir avec celui qui n’est jamais autrement nommé que « le fabriquant-de-bouchons-de-bouteilles-de-vin », « l’homme de Fribourg-en-Brisgau, citadelle catholique entre toutes »… Et le lecteur est sonné de la répétition à satiété de la formule drôle et exaspérée, ou plutôt d’une drôlerie qui se constitue comme trouvaille née d’une disposition d’esprit exaspérée, « fabriquant-de-bouchons-de-bouteilles-de-vin » [der Weinflaschenstöpselfabrikant] comme il l’avait été de celle accolée à l’époux surgi de Coire, avec tous les aimables développements à l’encontre de cette ville suisse…) L’une des forces de l’écriture monomaniaque et totalitaire de Thomas Bernhard étant que sa fixité même rend possible la plus grande liberté d’improvisation.

Extinction est divisé en deux parties : « le Télégramme » et « le Testament », et se déroule sur deux pays : l’Italie et l’Autriche. Le roman débute sur le choc de la réception d’un télégramme qui annonce au narrateur (Franz-Josef Murau) : « Parents et Johannes morts dans un accident, Caecilia, Amalia ». Le père, la mère et son frère ont été tués dans un accident de voiture. Restent les deux sœurs et le narrateur qui devient par la mort de son frère aîné le principal héritier. Franz-Josef Murau, sous la coup de cette terrible nouvelle, se plonge dans une longue médiation, dont l’ampleur et l’avancée par vagues successives, des vagues en rouleau, contraste avec le laconisme du style télégraphique. Il ne réfléchit pas tant sur le triple accident qui vient de décimer sa famille que sur ce que représentait pour lui cette famille, sur les visages intimes et détestés de ces proches dont il n’a cessé de vouloir s’éloigner. Ce douloureux monologue fait alterner, selon un mouvement comparatif incessant, deux pôles : l’un, répulsif, mortifère, Wolfsegg – lieu où règnent l’ordre et le froid, lieu d’origine, imposé au narrateur comme une fatalité à la fois physique et psychique. L’autre, attirant, régénérant, Rome – lieu ensoleillé, lieu d’élection, choisi en accord avec la seule personne aimée de la famille, l’oncle Georg. « L’homme doit laisser entrer l’air frais dans sa tête, disait-il sans cesse, c’est-à-dire qu’il doit sans cesse, à savoir chaque jour, laisser entrer le monde dans sa tête. » Le premier geste de propriétaire de Wolfsegg auquel songera le narrateur sera d’ouvrir les fenêtres, en particulier celles des cinq bibliothèques du château, qu’il se jure de laisser ouvertes pour toujours.

Rome, sa lumière, son désordre, sa douceur et son élégance sont opposés à Wolfsegg, à sa clôture, sa mesquinerie, se grossièreté. La vie improvisée contre la vie par abonnement, le vin blanc frais contre les kilos de bocaux de conserve. Reprenant la question en terme de langue, c’est la langue italienne en son infinité qui est comparée à la pesanteur de la langue allemande (cette infinité même la rendant incapable de traduire certains termes allemands, le mot « infortuné » par exemple !) :

« Malheureusement, ai-je dit à Gambetti, les mots les plus lourds ne sont pas toujours ceux qui ont le plus de poids, tout comme les phrases les plus lourdes ne sont pas toujours celles qui ont le plus de poids. »³ Tout l’exercice d’évaluation auquel se livre le narrateur va consister à faire pencher le plateau de la balance du côté du plus léger, de l’impondérable, de l’air frais. Murau, devenu par adoption le Romain s’apprête, seul, à affronter les Wolfseggeriens, dont il redoute, à juste titre, la supériorité numérique ! La guerre entreprise par le narrateur, dès qu’il est en mesure de se faire un jugement (et, on s’en doute, il l’est au premier regard qu’il jette sur le monde qui l’entoure ! Il réincarne ainsi le personnage de « l’enfant le plus récalcitrant de la région » déjà admirablement manifesté par l’oncle rebelle dans ses premières années), divise l’univers même de Wolfsegg en deux partis : celui du narrateur contre celui de Johannes, le frère, ou encore celui des jardiniers contre celui des chasseurs. Dans Extinction, Thomas Bernhard pousse très loin la fureur comparative. On se souvient que dans le roman le Neveu de Wittgenstein, le narrateur, en compagnie de son ami Paul Wittgenstein, se livrait, jusqu’à épuisement, à des « séances de dénigrement ». Ici il s’agit plutôt de « séances de comparaison », tout aussi partiales et emportées. C’est par une suite de comparaisons systématiques, presque comme s’il établissait sous chacun de leurs noms des listes et cochait à chaque fois positif ou négatif, que le narrateur essaie de comprendre la relation qui l’opposait à son frère. Ils parlent deux langages différents (« Alors que, petit à petit, les mots préférés de mon frère n’ont été que céréales, cochon, sapins, et pins et cætera, les miens étaient Paris, Londres, Caucaes, Tolstoï, Ibsen et cætera (…) ») et tandis que son frère fréquente les étables, lui adore les bibliothèques : Johannes est obéissant et bon élève ; il dort bien, ne s’intéresse pas au cirque, s’habille, mange, marche, se confesse lentement, lui est exactement l’opposé : rebelle, distrait, précocement insomniaque, passionné du cirque et poseur de questions impossibles, il fait tout très vite : il s’habille, mange, marche se confesse à toute allure : « Quand nous allions à confesse, il restait toujours longtemps dans le confessionnal, tandis que moi, à peine étais-je entré que j’étais déjà ressorti. J’avais très vite fait le compte des nombreux péchés que j’avais commis, comme il me fallait bien le croire, lui, pour le petit nombre des siens, avait besoin de deux fois plus de temps. » Il établit le même jeu comparatif entre les chasseurs (vers qui allait la préférence de son frère) et les jardiniers (depuis toujours les seuls gens qu’il aime à Wolfsegg). L’éloge des jardiniers, sans cesse repris, amplifié, est du côté de l’éloge de Rome, tout aussi excessif, manifestement arbitraire, joyeux dans son irrationalité avouée. Parce que ce dernier livre comprend un aspect positif, peut-on conclure à un apaisement dans le ton et l’humeur du narrateur ? Nullement. Cet art de l’éloge, que l’on trouve dans Extinction exceptionnellement à l’œuvre, doit se lire dans la même optique esthétique que l’art négatif du dénigrement, de la destruction systématique, de la violence pamphlétaire auquel les textes précédents de Thomas Bernhard nous avaient d’avantage habitués. Ce qu’écrit Cioran de Joseph de Maistre éclaire bien le caractère également abusif de tout énoncé bernhardien, qu’il soit négatif ou positif : « Ignorerait-on la pratique de l’excès qu’on l’apprendrait à l’école de Maistre, aussi habile à compromettre ce qu’il aime que ce qu’il déteste. Masse d’éloges, avalanche d’arguments dithyrambiques, son livre Du pape affola quelque peu le Souverain Pontife qui sentit le danger d’une telle apologie (…) Qu’est-ce qu’un plaidoyer qui ne tourmente ni ne dérange, qu’est-ce qu’un éloge qui ne tue pas ? Toute apologie devrait être un assassinat par enthousiasme. » En même temps qu’il accumule les arguments en faveur de Rome, le narrateur entend en pensée le bruit de l’explosion qu’y produira un jour, Gambetti, son jeune ami nihiliste, qui, ayant pris au sérieux ses idées, aura fait exploser le monde.

Vaincre le mal originel

Dans cette guerre entre deux pôles : Rome et Wolfsegg, l’éloge et l’exécration, la mort soudaine des parents et de son frère risque d’avoir des effets catastrophiques. D’abord parce qu’elle oblige Murau à revenir à Wolfsegg pour les funérailles (« (…) je retourne dans l’enfer, avais-je dit à Gambetti »), ensuite parce qu’elle fait de lui l’unique héritier de la propriété féodale de Wolfsegg. Comment anéantir Wolfsegg ? Comment vaincre les puissances d’ombre et de désespoir qui émanent du lieu de naissance et empêchent l’accès au plaisir de vivre, à l’air frais du dehors ? Telles sont les questions que se pose Murau, en leur donnant, selon son humeur, des tonalités sombres ou comiques. Pour leur trouver une solution définitive il utilise tous les moyens à sa disposition. Le premier légaliste et concret consiste à se débarrasser matériellement du « cauchemar hérité » qu’est pour lui Wolfsegg. Il va en faire don à la communauté israélite de Vienne. Le second, littéraire, tient dans le projet d’écrire un texte qui en rendant compte de la réalité de Wolfsegg la neutralise. « La seule chose que j’ai déjà définitivement en tête, avais-je dit à Gambetti, c’est le titre Extinction, car mon récit n’est là que pour éteindre ce qui y est décrit, éteindre tout ce que j’entends par Wolfsegg et tout ce qu’est Wolfsegg, tout, Gambetti, comprenez-moi, vraiment et effectivement tout. Ce récit terminé, tout ce qu’est Wolfsegg doit être éteint. Mon récit n’est rien d’autre qu’une extinction, avais-je dis à Gambetti. »

Contrairement à tous les chefs-d’œuvre impossibles dont abondent les récits de Thomas Bernhard Extiction est effectivement écrit. Le narrateur vient à bout de son entreprise négatrice – qu’il avait voulu dans la continuité, et pour tenir lieu de l’anti-autobiographie de l’oncle Georg, mystérieusement détruite après sa mort. Mais une parenthèse ajoutée sur le manuscrit par une main étrangère peut nous faire douter de la justesse de l’intention : « De Rome où je suis à présent de nouveau et où j’ai écrit cette Extinction et où je resterai, écrit Murau (né en 1934 à Wolsegg, mort à Rome en 1983), je l’ai remercié d’avoir accepté. » Comme si en réussissant à éteindre son lieu d’origine, et la source inépuisable de sa haine, Murau s’était, du même mouvement supprimé lui-même. Fin conséquente pour qui s’est défini lui-même comme le plus grand artiste de l’exagération…

Complexe, et suscitant plusieurs niveaux d’écoute, Extinction est aussi un roman qui met magnifiquement à l’oeuvre l’art des renversements de Thomas Bernhard, une promptitude « à se porter aux confins d’une idée » (Cioran). D’une idée et d’un sentiment. Artiste de l’exagération, Thomas Bernhard l’est aussi de la contradiction. Le personnage de la mère, son corps, exemplifient cette mobilité, cette oscillation extrême.

La mère d’abord accusée d’être la coupable. Elle est la source et la responsable de tout le mal que représente Wolfsegg, c’est-à-dire de tout le mal que comporte l’existence même du narrateur. Et c’est avec des yeux de haine qu’il regarde les photographies de sa mère. Et, alors qu’elle vient de périr décapitée dans un accident de voiture, il s’acharne sur le ridicule de son cou trop long « Ma mère avait un cou un peu trop long, qu’on ne pouvait plus trouver beau, et, au moment où j’ai pris cette photo d’elle, alors qu’elle montait dans le train, elle l’a allongé de quelques centimètres de plus que de coutume, redoublant ainsi le simple ridicule de la photo. » Plus loin le narrateur se souvient de l’incident tout aussi ridicule de sa mère se coinçant le cou dans sa hâte à décrocher le drapeau à croix gammée avant l’arrivée des Américains. Et « depuis lors elle a une sorte de torticolis chronique »… La mort de la mère, accidentellement « guillotinée », pourrait se lire comme l’accomplissement du vœu de son fils. Mais ce vœu meurtrier n’est pas proféré dans Extinction. A côté du corps maternel purement détesté, il en est un autre vécu dans l’ambivalence de la haine et de l’admiration : celui de l’amante de Spadolini, le corps d’une femme capricieuse et désirée, belle aux yeux de la plupart des gens (et dans un instant retenu d’amour, l’enfant voit cette beauté, aussitôt retirée qu’offerte). Plus gravement, c’est finalement en faveur de la mère que penche la sympathie du narrateur. Parce qu’elle occupe dans le monde brutal et mortifère de Wolfsegg, dans le monde sexiste des chasseurs et des manteaux de loden, celui seul dont la postérité tient compte, un rôle inexistant. A peine morte, la Mère est oubliée, effacée par les discours officiels qui encensent son époux : « Sans cesse je me répétais que c’était tout de même pénible qu’ils n’eussent pas soufflé un mot de notre mère par indifférence. Devant la tombe ouverte j’ai encore dit à Caecilia que personne n’avait jugé bon de dire un mot de notre mère. Le monde viril a parlé, ai-je pensé, ma mère n’a pas été prise en compte par ce monde viril. » Je noterai, au passage de cette défense de la mémoire d’une femme, la filiation maternelle du nom de famille de Thomas Bernhard, qui portait le nom de sa grand-mère maternelle (Anna Bernhard, personnalité au moins aussi forte que celle du grand-père). Pour lui était inné ce qui fut pour Céline un choix décisif : écrire sous le nom de sa grand-mère. Et bien qu’avec des implications différentes (d’autant qu’il s’agit dans un cas du nom, de l’autre du prénom) ce nom de la grand-mère correspond bien chez les deux écrivains, comme l’écrit Philippe Muray de Céline, à « un effort très lucide pour dépasser justement l’imbrication d’incarnement des “pères”. »¹⁰

Ce n’est pas un hasard si le nom de Sartre est cité dans Extinction, et plus précisément en rapport avec son autobiographie intitulée les Mots. En faisant l’aveu de son admiration, Thomas Bernhard renvoie à la manière dont Sartre a réussi à confondre autobiographie et réquisitoire social et politique. L’entreprise sartrienne ne se différencie pas, par là, de son propre projet qui toujours s’efforce de lier le trait anodin du quotidien, l’émotion du vécu et l’interprétation historique, le schéma intellectuel et démonstratif, le propos accusateur et vengeur. Ainsi la Villa des enfants, le précieux bâtiment que le narrateur veut faire restaurer, parce qu’elle est le théâtre de la mémoire enfantine, apparaît rapidement comme ce qui servit aussi pendant la guerre de refuge nazi. Finalement la souillure nazie empêche l’isolement poétique du souvenir d’enfance, la voix de l’Histoire envahit la voix intérieure du sujet. Avec la stylisation qui marque le théâtre de Thomas Bernhard, Place des Héros reprend la question, obsessionnellement présente dans toute l’écriture de Thomas Bernhard, du rôle de l’Histoire dans l’histoire individuelle de chacun. Place des Héros met en scène des personnages (les domestiques, les membres de la famille) qui s’affrontent au lendemain de la mort du professeur Schuster, intellectuel juif, qui vient de se suicider alors qu’il allait retourner en Angleterre, qu’il se préparait à échapper au piège viennois (comme dans Extinction deux lieux sont inlassablement mis en comparaison. Cette fois il s’agit de Vienne et d’Oxford ; la ville universitaire anglaise jouissant d’un avantage incontestable : « À Oxford il n’y a pas de place des Héros/à Oxford Hitler n’est jamais venu/à Oxford il n’y a pas de Viennois/à Oxford les masses ne crient pas. »¹¹ Le vieux professeur s’est jeté de la fenêtre de son appartement dans lequel, depuis des années, sa femme n’arrête pas d’entendre les cris de la foule acclamant Hitler sur la place des Héros, en 1938. « Les maladies de ce genre sont de vraies maladies et quand même du théâtre », est-il dit dans la pièce. Dans ce jeu entre la maladie de la mémoire et sa théâtralisation l’Histoire est au premier plan de la scène. Est-ce à dire que sa gravité, son tragique, renvoient à la frivolité tout ce qui ne la concerne pas ? Nullement, Bernhard, en vertu du décret de subjectivité qui dirige toute son écriture, impose une folle équivalence entre la maniaquerie du détail privé et l’obsession de l’horreur historique, la dénonciation du nazisme. Ainsi la longue tirade de la gouvernante sur la difficulté de parvenir à repasser et plier une chemise à la perfection n’est pas proférée avec moins d’intensité que le discours du professeur Robert sur l’antisémitisme viennois, (on se souvient du passage de l’entretien entre Thomas Bernhard et Kurt Hofmann, où le premier disait devoir partir parce qu’il avait, insistait-il, du repassage à finir. Et il précisait qu’il aimait repasser comme d’autres jouent au tennis !). Cette démesure systématique loin d’avoir une portée réductrice constitue l’un des procédés qui permet à Thomas Bernhard de faire entendre autrement des vérités essentielles, de donner voix à la conscience d’une nation sans jamais s’écarter d’un propos autobiographique et fictionnel d’une extrême singularité.

Musicalement, par son rythme ample et lent, ce roman tranche avec le rythme précipité, le staccato que Thomas Bernhard pratiquait souvent dans son écriture. Extinction évoque une composition de Mahler, comme on entendait, à la lecture du Naufrage, la musique des Variations Goldberg de Bach jouée par Glenn Gould.

Extinction met en scène un autre rapport au temps. Pour le narrateur assis dans son appartement de Rome et qui, en face des photos de sa famille, se rappelle ce qu’ils ont été, ou plus exactement ce qu’il a dit d’eux à Gambetti, la question n’est pas d’atteindre une vérité, mais, simplement de gagner du temps. De faire reculer l’échéance. C’est comme diversion qu’il utilise cette longue médiation avec ses digressions comparatives, ses balancements et renversements. Il s’y accroche de toutes ses forces, pour garder son calme, dominer l’émotion, garder le regard froid. Mais aussi avec l’impression qu’aussi longtemps qu’il est encore là, face à des images, il est provisoirement sauvé de la confrontation avec le réel, de la vision des trois cadavres exposés à Wolfsegg. La remémoration de la première partie vise à éloigner le surgissement des évènements de la deuxième partie. Du point de vue de la logique interne du livre, elle ne sera jamais assez longue. L’échéance du retour à Wolfsegg étant insoutenable. Mais ce n’est pas la seule échéance contenue dans le récit. A côté de l’échéance explicite, mise au premier plan de la fiction romanesque d’Extinction, il en est une autre qui ne se donne à lire que discrètement comme en aparté, dans l’incise d’une ou deux phrases, et qui ne concerne pas la mort advenue de ses parents, mais celle annoncée du narrateur et qu’il pressent : « Et vous savez, avais-je dit à Gambetti, mon temps, ce qu’il m’en reste, est plus que mesuré, si je ne commence pas bientôt mon récit, il sera trop tard. Je ne le sais pas mais je le sens, avais-je dit à Gambetti. »¹² La Maladie mortelle de Kierkegaard est le livre que le narrateur commence de relire durant la nuit d’insomnie qui le sépare des funérailles de ses parents. Ce titre renvoie évidemment à l’inquiétude secrète du narrateur sur son propre compte : « Mais je n’ai jamais non plus ménagé mon cœur, ai-je pensé, voilà pourquoi les choses en sont venues à ce point… ».¹³

Extinction. Un effondrement : médiation sur la tombe ouverte, celle du père, de la mère et du frère qui viennent de mourir, ou celle du narrateur même dont les jours sont comptés et qui va utiliser l’écriture dans son prodigieux pouvoir d’amplification temporelle et de suspens du temps extérieur. Comme si tout ce livre, le plus gros que Thomas Bernhard ait jamais écrit (à la manière dont lisant pour la première dois les Possédés de Dostoïevski, le narrateur du Froid découvrait le livre le plus gros qu’il ait jamais lu), pouvait aussi se lire comme un écran, un monumental et dérisoire obstacle que Franz-Josef Murau jette entre lui-même et l’effectuation de l’arrêt médical d’une maladie mortelle…¹⁴

1 Extinction. Un effondrement, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs. Éditions Gallimard, Paris 1990, p. 284.
2 Place des Héros, texte français Claude Porcell. Éditions de l’Arche, Paris, 1990, P. 136. 
Extinction, op. cit., pp. 12-13.
Ibid., p. 58.
Ibid., p. 61.
Cioran, Exercices d’admiration, essais et portraits. Éditions Gallimard, Paris, 1986, p. 14.
Extinction, op. cit., p. 130.
Ibid., p. 21.
Ibid., p. 405. 
10 Philippe Muray, Céline. Éditions du Seuil, 1981, p. 121.
11 Thomas Bernhard, Place des Héros, op. cit., p. 13.
12 Extinction, op. cit., p. 13.
13 Ibid., p. 392.
14 Cet article est le développement d’une réflexion commencée dans Art Press (6/12/1990) dans un article intitulé « Sur la scène de la mémoire ».

6 Commentaires

  1. Viennoiserie pas tout à fait cuite
    (•)
    La limite du réflexe démocratique que représente le rassemblement silencieux — le Jour de Colère fachantiraciste n’ayant rien de commun avec la manifestation sioniste qui unissait hier quelques milliers d’Israéliens, à Tel Aviv, autour de la famille Dawabcheh — c’est la fréquence des crimes barbares. En terre d’islam, un tel réflexe ferait de la vie des Métaarabes croyants et mécréants un jour de manifestation sans fin.

  2. H.-T. : Le conflit israélo-palestinien, archétype des guerres asymétriques.

  3. Viennoiserie messianiste n°1
    (…
    Sans l’irréductible spectre psychique de Turing, ce n’est pas seulement l’existence d’Israël qui eût été compromise, mais la naissance de la quasi-totalité des Juifs qui veillent à rappeler à ceux qui en auraient encore besoin qu’Israël est un peuple et non une religion. Les plus hautes consciences de l’orthodoxie judaïque ne doivent pas laisser sans réponse l’acte abominable commis par ce pauvre Schlissel, impuissant tout-puissant re(lâché) en pleine Gay Pride israélienne. Et quand je dis abominable, je pense impardonnable, mais si Dieu seul juge nos actes, il va de soi que Lui seul les pardonne, et donc, il ne m’appartient pas de pardonner le crime du violeur de Tora lorsque, de son côté, l’antiJonas — bien trop pressé d’accomplir le commandement surhumain pour être un authentique prophète — n’est pas membré pour appliquer la sentence de mort que son Créateur n’a jamais prononcée à l’encontre des habitants de la Maison Ouverte de Jérusalem. Je cède, à présent, la parole à (mes sages), dont je ne doute pas qu’ils sauront insister sur le fait que Moshè se contrefoutait de l’orientation sexuelle des hommes et femmes qu’il se bornait à élever sur la voie spirituelle, dans la poussière d’espoir que chacun d’eux fût en capacité de ne plus se laisser dominer par son champ pulsionnel. Contester la nature sexuelle des êtres humains, autrement dit, la nature humaine de la sexualité de l’homme des deux sexes, n’a jamais été un objet de religion. Elle aurait, par ailleurs, beaucoup de mal à concilier l’obligation de dépassement du sexe tout en niant ce à partir de quoi elle proposerait de prendre de la hauteur. N’oublions pas que l’auto-émasculation d’Origène fut considérée comme une perfidie lui donnant la possibilité de duper son monde quant à l’authenticité de son impassibilité face à la tentation. Il est vrai que l’inventeur de la patrologie n’avait absolument rien de juif, sinon qu’il avait dû côtoyer les rabbins pour achever ses Hexaples. Aussi, nous accorderons à son chemin de vérité ainsi qu’à sa fausse route une valeur talmudique, n’hésitant jamais à nous inspirer ou nous tenir à l’écart de l’une comme de l’autre.
    Solidarité.
    Douleur.
    Tristesse.
    Encouragement à la persévérance dans ce combat de tout premier ordre que mène la Marche des Fiertés pour l’éveil des consciences diagonales.

  4. Viennoiserie messianiste n°2
    …)
    En terre de judaïsme, le barbare est toujours banni. En terre d’islam, il est trop souvent glorifié. Ici, la barbarie ne peut qu’être proscrite. Là-bas, il se peut qu’elle soit prescrite. Il était inévitable qu’un acte de la nature de l’incendie d’une maison palestinienne fût un jour accompli en présence de l’un de ses occupants. Il est possible aussi que des Juifs palestiniens aient tout simplement cherché à venger la destruction (ordonnée par les autorités israéliennes) de quelques habitations juives de Cisjordanie. Du genre «un œil pour un œil», une maison pour une maison… Mais en terrain de mésentente fondamentaliste, on ne vit pas au XXIe siècle, et il est tout sauf impensable de laisser un nourrisson se débrouiller tout seul entre quatre murs. Un tel comportement ne revêt pas, en ces contrées hostiles à la contremoraline postmoderne, le caractère d’un abandon. Il se peut donc que les faux fils de Lot aient tranquillement attendu que la petite famille palestinienne qu’ils avaient espionnée la veille ait quitté Sedôm pour se jeter sur son implantation, l’arroser d’essence et faire craquer leur allumette, tout cela sans se douter à un seul instant qu’ils perpétraient un cruel homicide.
    De toute antiquité, le nomade juif s’est illustré dans le domaine de la fusion postbabélique. C’est ce qu’il faut réussir à développer lorsqu’on refuse d’abandonner et son Dieu et son Livre dans un milieu dont la dominante cultuelle exerce une domination qui ne conçoit pas qu’on puisse la contester. Ce qui m’amène à penser 1) que la culture dominante en Cisjordanie n’est pas celle d’Israël comme cela devrait être si l’on y évoluait sous le joug colonial et 2) que les Israéliens auraient tout intérêt à mieux choisir les nations avec lesquelles ils désirent fusionner.

    • P.-S. : La probabilité que nous ayons affaire à un homicide involontaire est ici plus grande que celle du premier acte d’un pogrom antipalestinien. Je ne cherche pas par là à innocenter les présumés coupables, mais s’il y a bien un risque que je me refuse de prendre, c’est celui d’avaler, les yeux bandés, la version cisjordanienne des faits. Par ailleurs, je ne doute pas que, s’il venait à apprendre, après capture, interrogatoire, procès et jugement des auteurs de ce crime, que ces âmes dévoyées ne se sont pas égarées au point d’avoir planifié la mort atroce d’enfants en bas-âge, Mahmoud Abbas serait épris d’un profond soulagement, plutôt que d’un inexplicable soupir de déception… Inversement, s’il était avéré que le bébé brûlé vif avait fait l’objet d’une attaque ciblée, nous espérons que le chef de l’AP n’en tiendrait pas plus responsable l’État israélien que le président du CRIF ne le fit envers l’État français, au lendemain de l’attentat antisémite de la porte de Vincennes.

    • S.-A. : Netanyahou a raison de se faire du mouron. Il connaît son ennemi. De ceux qui requièrent l’aide de Me Roland Dumas pour défendre leur Cause. Il n’ira pas déterrer de leurs dossiers classifiés les photographies des scènes de crime contre l’humanité qui ont frappé les enfants juifs d’Israël, ce n’est tellement pas dans sa culture que l’idée ne lui traversera pas l’esprit plus de trois secondes de cauchemar. Qu’importe le droit et le tordu, la compassion à l’égard de ses tout petits compatriotes n’aurait aucune chance de réveiller la communauté internationale et l’empêcher de profiter de l’exception qui confirme Israël pour inverser les premiers rôles d’un conflit exaltant, en tout cas du point de vue de tous ceux qui n’en ont rien à foutre.