Tout compte fait, il c’eût été dommage que les boycotteurs du dîner annuel du PEN American Center changent d’avis et soient finalement présents jeudi dernier. Tout du moins, leur présence au rassemblement littéraire aurait pu être une distraction inutile. Au pire, cela aurait été pris pour une insulte à la mémoire des 12 membres de la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo, assassinés le 7 janvier en exerçant leur droit, leur liberté d’expression.
La sincère “standing ovation” en l’honneur de Gérard Biard et Jean-Baptiste Thoret – qui ont accepté le prix du “Courage et de la liberté d’expression” au nom de la rédaction du magazine – parlait d’elle-même. Exceptionnellement, les nombreux auteurs dans la salle n’ont pas eu à dire quoi que ce soit pour se faire entendre. Le simple fait d’être présent à ce dîner était une déclaration. Un moment Rubicon pour ceux qui croient que les droits de l’homme universels sont une cause qui mérite que l’on meure pour elle. Tout comme boycotter les récompenses est devenu le point de ralliement pour tous ceux qui croient que ces droits viennent en second lieu, après d’autres considérations.
Si l’argumentation rationnelle était un jeu de nombres, il n’y aurait pas besoin de poursuivre la discussion pour savoir si le PEN club s’est comporté correctement en honorant Charlie Hebdo. Ces jours-ci, 204 écrivains dont Peter Carey, Joyce Carol Oates et Francine Prose – environ 5 % des membres – ont signé une lettre exposant leurs objections à l’attribution du prix, et la critique de leur position a été sans fin. De l’hebdomadaire de gauche The Nation jusqu’au conservateur The Weekly Standard, l’indignation de la majorité de la communauté littéraire a été sans équivoque : la liberté d’expression, protégée par le Premier Amendement, est un droit non négociable.
Après que le boycott a commencé, nous avons assisté à une démolition complète des revendications de ses supporters, en particulier l’accusation de racisme adressée à Charlie Hebdo. Que ce soit par ignorance ou malveillance, ce comité auto-désigné de la sécurité publique a insinué que la rédaction de Charlie Hebdo avait provoqué leur propre meurtre en attaquant l’islam en général, et en victimisant les musulmans français en particulier. L’humour notoire de Charlie Hebdo, nous a-t-on dit, était destiné à “provoquer encore plus d’humiliation et de souffrance”.
Cette calomnie a été dénoncée comme un mensonge et démontée point par point par quelques unes des voix les plus respectées de France, notamment par Bernard-Henri Lévy et Dominique Sopo, le Président de SOS Racisme. Les faits sont disponibles à la vue de tous, comme celui par exemple que les salariés de Charlie Hebdo ont été assassinés pendant qu’ils travaillaient à la préparation d’une conférence sur l’antiracisme, ou que seules 7 des 523 couvertures des dix dernières années ont traité de l’Islam. Les opposants ne peuvent plus désormais colporter de tels propos diffamatoires qui voudraient que Charlie Hebdo soit l’équivalent moderne des journaux de propagande nazie, ainsi que l’ont exprimé certains, y compris Deborah Eisenberg dont la lettre au PEN demandait « s’il faudrait bientôt remettre rétroactivement la récompense à Julius Streicher de Der Stürmer. »
Ramener la discussion au nazisme est utile sur un point. Pendant qu’il dénonçait le boycott du PEN, Bernard-Henri Lévy a fait référence au « déplorable congrès de Dubrovnik de 1933 pendant lequel les prédécesseurs de Peter Carey ont refusé de prendre position contre les autodafés en Allemagne ».
La Conférence de Dubrovnik a eu lieu le 10 mai dans ce qui était alors la Yougoslavie, il y a 82 ans.
Le Président du PEN de l’époque, H.G. Wells, essaya de préserver une position neutre entre ceux qui souhaitaient s’exprimer contre le nazisme, et ceux qui estimaient que la politique n’avait pas sa place dans une organisation littéraire.
Son dessein a été défait par l’unique délégué américain, Henry Seidel Canby, qui passa en force grâce à une résolution rédigée par le PEN America réaffirmant la mission fondamentale du PEN en tant qu’organisation de défense des Droits.
La position courageuse de Canby permit au dramaturge allemand en exil Ernst Toller de prononcer son propre discours le jour suivant – un plaidoyer passionné pour les écrivains qui souffraient des persécutions nazies. Avec d’autres, la délégation allemande quitta la salle. Le discours de Toller persuada les délégués restant que l’organisation devait se réorganiser dans la forme qu’on lui connait aujourd’hui. Toller, qui s’est suicidé à New York en 1939, déclara alors : « Notre époque est dominée par la démence, et les êtres humains sont dirigés par la barbarie… la voix de l’humanité ne sera puissante que si elle sert un agenda politique plus large ».
Mardi soir, le président du PEN, Andrew Solomon, a réaffirmé la position de Toller, en disant : « Le PEN se situe à l’intersection de la langue et de la justice ». L’organisation se remettant de l’un des épisodes les plus laids de son histoire, l’exemple Dubrovnik offre quelques lumières sur ce qui devrait se passer.
Comme son homologue en 1933, le PEN a décidé aujourd’hui qu’il ne serait pas neutre dans la bataille entre la liberté d’expression et la censure de l’assassin. Il se peut que certains membres ne soient jamais totalement à l’aise avec cette décision. Ils devraient s’en aller sans peine et sans se retourner. Il y a beaucoup d’autres organisations pour lesquelles les exigences en matière de goût personnel, de sensibilité et d’interprétation peuvent remplir les journées.
En récompensant Charlie Hebdo par le prix du « Courage et de la liberté d’expression », le PEN a aussi montré plus que jamais sa volonté de donner l’exemple et de se battre. Cette direction est plus importante que jamais.
Si les organisations de défense des Droits de l’Homme, à commencer par le PEN, échouent à affirmer l’indivisibilité de la liberté expression, cet échec ne conduira pas à amener plus de paix et d’harmonie dans le monde. Il conduira au contraire à une situation où les milices de tous bords interpréteront ces faiblesses comme une invitation à imposer leur propre ordre. La tuerie de Copenhague en février, et celle de Garland au Texas il y a quelques jours – impliquant toutes deux des islamistes qui visaient des événements qu’ils jugeaient insultants envers leur religion – sont deux exemples de la façon dont certains voudraient voir le « débat » se dérouler.
Le moment est venu pour ceux qui croient en la liberté d’expression de faire un choix entre sa défense ou son abandon à un mouvement meurtrier pour qui les valeurs de la démocratie doivent être subordonnées aux sensibilités religieuses. A la fin de la soirée de Jeudi, j’ai parlé avec Jean-Baptiste Thoret, le critique cinéma de Charlie Hebdo. « Nous n’avons que deux options auxquelles nous sommes confrontées » m’a-t-il dit, « et nous devons choisir notre camp ».
Un article d’Amanda Foreman sur l’affaire du PEN Club et de Charlie Hebdo, paru dans le Wall Street Journal (WSJ, 6 mai 2015)
Traduit de l’américain par Aline Le Bail-Kremer