Ce qui suit ne va pas me valoir que des louanges de la part de mes chers amis de Kiev, aux côtés desquels, à quelques-uns de La Règle du Jeu, nous nous sommes tenus sur le Maïdan par deux fois ces dernières semaines, puis sur le perron de l’Elysée chez François Hollande. Au risque de les choquer, au risque de passer, bien au chaud, pour un va-t-en-guerre sur le dos des autres, je leur dois ma modeste vérité. A propos de la Crimée.
Il est peu de dire combien les occupants de la place Maïdan, à Kiev, furent admirables. Admirables d’endurance dans le froid et les nuits, deux mois durant. Admirables de courage, d’héroïsme sous les balles des Berkout de Ianoukovitch, qui tuèrent cent des leurs et blessèrent des centaines de résistants, tous des civils. Par milliers, ces civils prirent, à mains nues, le risque de la mort pour conquérir la liberté. Ils gagnèrent au prix de leur sang.
En Crimée des milliers de militaires ukrainiens, encerclés, se rendent à la soldatesque russe sans combattre. Agressés, leur métier est de se défendre, de se battre. Ce sont des professionnels, pas des civils. Bien sûr, la disproportion des forces, même si elle n’était pas au départ absolue, est éclatante. Elle l’était tout autant et même dix fois plus lors de l’assaut des Berkout contre le Maïdan , lui, répétons-le, se battant à mains nues. Il a résisté, il a tenu, il a vaincu. Il n’en va pas de même en Crimée.
Résister. On ne résiste pas, d’abord, pour gagner. Les premiers résistants français de 1940 n’avaient nul espoir de renverser le cours des choses. Ils ont résisté, le désespoir au cœur, pour la seule et unique raison qu’ils n’acceptaient pas l’inacceptable. L’esprit de résistance, c’est cela, c’est dire non, avant toute autre perspective. Il n’en a pas été ainsi en Crimée à ce jour. Et l’humiliation continue, dans une totale impunité. Le risque de vie et de mort a été pris sur le Maïdan. Pas en Crimée. Les Ukrainiens qui se sont défendus sur le Maïdan n’ont pas défendu la Crimée. Ils n’ont pas voulu « mourir pour la Crimée ». Dans cette lointaine fraction de leur pays, ils ont accepté l’inacceptable. L’ordre a été donné de ne pas résister, au grand soulagement (on n’ose dire le lâche soulagement…) des chancelleries et des capitales occidentales, qui eussent été mises au pied du mur. Comment être plus royaliste que le roi ? Trop heureux (trop peureux ?), l’Occident allait d’autant moins « mourir pour Sébastopol » que les Ukrainiens ne résistaient pas. Comble de l’hypocrisie, on a loué ces si accommodants, si pacifiques Ukrainiens pour leur sage retenue, leur grandeur d’âme dans l’adversité.
Pour certains, la non-résistance de l’Ukraine en Crimée s’expliquerait par la crainte, qu’en cas contraire, c’eut été donner à Poutine le prétexte qu’il espérait d’intervenir militairement dans les provinces orientales russophones et de les annexer. Dans cette logique, il valait mieux laisser perdre la Crimée, où les troupes russes étaient de longue date à demeure, pour sauver l’Est ukrainien où elles ne sont pas. On peut renverser l’argument. Si une résistance était opposée à la main-mise de Poutine en Crimée, une bien plus grande encore, par définition, lui serait opposée en Ukraine de l’Est, vierge de toutes troupes russes « préalables ». Et un homme averti en vaut deux. A l’inverse, la non-réplique à une première agression encourage à une nouvelle agression ailleurs. Faut-il pour s’en convaincre aller jusqu’à rappeler les précédents hitlériens ?
Il serait indécent d’accabler le malheureux peuple ukrainien aux prises, une fois de plus, avec l’Ours russe, et qui l’a payé au long du siècle passé de millions de morts, lors de la Guerre civile de 1918, puis lors de la grande famine des années 30 organisée par Staline, Holodomor, enfin durant la seconde guerre mondiale, avec la Shoah par balles et les ravages de la Wehrmacht.
Reste que ne pas résister, serait-ce symboliquement et pour le seul principe, c’est, par défaut, consentir, serait-ce la mort dans l’âme.
Tout le monde a reculé. Nous avons tous, Ukrainiens, Occidentaux, laissé un pays s’emparer par la force d’une terre étrangère sans coup férir. Les Russes, Vladimir Poutine, qui, outre les troupes stationnées sur place, avaient fait venir des renforts en nombre de Russie, ne s’attendaient pas à pareille absence de réaction. Et ils se prévalent aujourd’hui — ces braves « libérateurs » si humains, si pacifiques, ces encercleurs si gentiment persuasifs — de n’avoir pas versé une goutte de sang ukrainien ou presque.
Colosse aux pieds d’argile, la Russie de Vladimir Poutine n’est forte que de notre faiblesse. Du coup, après la Tchetchénie, qui résista et résiste encore, après l’Abkhazie, l’Ossétie, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Le temps de digérer la Crimée, peut-être. Mais demain, la Transnistrie, les provinces orientales de l’Ukraine ?
Au cœur de Berlin, à l’hôtel Aldon, s’est tenu, en pleine invasion de la Crimée, un sommet commercial germano-russe qui réunissait la fine fleur du monde des affaires allemand et russe. Le ministre allemand des affaires étrangères a fait un discours dénonçant la main-mise sur la Crimée. Cette formalité expédiée, on est passé séance tenante aux choses sérieuses, aux affaires.
Bon appétit, Messieurs. Et bye, bye la Crimée, abandonnée de tous.
Non, je n’aurai pas l’audace de citer la phrase fameuse de Churchill après Munich.
La détestation de la guère et du militarisme, l’idéologie du zéro mort, est un progrès de la morale universelle, et le droit international, la résolution pacifique des conflits d’intérêt sont la base des relations entre les Etats. Sauf que cela ne marche pas quand l’un d’entre eux les viole impunément, à la barbe de la communauté mondiale « paralysée ».