Un des épisodes les plus importants de ma vie aura été ma rencontre avec Dora Maar, la muse, avant-guerre, de Picasso, rencontrée, tandis qu’elle jouait à se planter un couteau entre les doigts, aux Deux Magots en 1935, qui le photographia tout au long de l’exécution de Guernica et qu’il peignit en 1937 sous les traits torturés, selon ses propres termes, de La Femme qui pleure, avant de se séparer d’elle en 1943. Ce dont elle ne se remit jamais.
Début 1990, un de mes collègues, Patrice Trigano, qui a toujours une galerie rue des Beaux Arts, vient me proposer une douzaine de tableaux de Dora Maar. Je lui dis que cela m’intéresse et je les achète, et un jour, ils sont posés par terre dans ma galerie, comme cela se fait souvent. Entre un Américain qui prend un air très surpris, s’étonne que j’aie des tableaux de Dora Maar, me demande s’il peut lui en faire part. Je lui réponds : «Je ne savais pas qu’elle était encore vivante.» Il m’explique qu’il a rendez-vous avec elle le lendemain, qu’elle habite tout près d’ici, rue de Savoie, et qu’elle devrait être contente de savoir qu’une galerie ait des tableaux d’elle. Je lui accorde de lui en parler. Et le lendemain ou le surlendemain, une dame m’appelle. C’est elle. Elle se présente, me dit qu’elle a appris par l’Américain, Herschel Chip, que j’avais des tableaux d’elle, mais soutient que c’est impossible. Je lui réponds que je veux bien les lui montrer.
Nous fixons un rendez-vous pour le lendemain ou le surlendemain à 15 H. Je prends dans ma poche des photos de tous ses tableaux, et comme je suis toujours un peu pressé, je sonne en avance à «Markovitz», son nom d’état civil. 14 H 40, 14 H 50, toujours pas de réponse. A 15 H. pile, elle me répond : «Jeune homme, quand je dis 15 H., c’est 15 H., et pas avant. Donc vous pouvez monter, c’est au deuxième étage.» Dora Maar est sur le pas de son appartement, la porte pratiquement refermée derrière elle, et s’étonne de ne pas voir les tableaux. Je lui dis que je lui ai amené les photos. Elle les regarde furtivement : «Ils sont tous faux !». Je lui réponds que je suis bien embêté car je les ai acheté à une galerie. Je lui montre même la facture. Elle me dit qu’elle désire voir les tableaux quand même, plutôt que les photos. Je reprends un rendez-vous, et cette fois, je ne sonne pas avant l’heure. J’arrive avec tous les tableaux, je les lui montre.
Elle me reçoit toujours sur le palier, mais j’entrevois derrière la porte l’appartement. On dirait l’antre d‘une clocharde. Le ménage n’avait pas dû être fait depuis des années. J’aperçois la cuisine avec des plats dans tous les sens. Horrible. Je lui dis de prendre un avocat si les tableaux sont faux. Ainsi elle pourra se retourner contre moi, qui pourrai me retourner contre mon vendeur, qui pourra lui-même se retourner contre celle qui les lui avait vendus, en l’occurrence Henriette Gomez qui avait une galerie rue du Cirque, dans laquelle Dora Maar avait exposé ces tableaux. Elle me rétorque qu’elle n’aime pas les avocats. Puis elle finit par me dire qu’ils ne sont pas faux (elle avait vu entretemps les étiquettes d’exposition au dos des tableaux) mais qu’ils lui avaient été volés, car Henriette Gomez ne les lui avait jamais réglés. J’étais, il faut bien le dire, interdit. Je lui réponds qu’Henriette Gomez étant toujours vivante, elle pourrait sûrement s’arranger avec elle. Elle me répond : «Non ! Que voulez-vous en faire ?» Je lui réponds que j’ai l’intention de faire une petite exposition dans une deuxième galerie que j’ai rue de Penthièvre, avec un catalogue.Elle me dit que si je fais un catalogue, elle veut absolument relire la préface, car toutes les biographies qui lui ont été consacrées sont fausses, notamment sur sa date de naissance et sa rencontre avec Picasso. Je lui donne mon accord et lui dis que je le ferai faire par la personne qui me paraît la plus apte à l’écrire, Edouard Jaeger. Qui accepte avec plaisir. Je lui montre les tableaux, il fait la préface, elle rectifie quelques imprécisions d’après elle, et me prévient qu’elle ne viendra pas au vernissage. On fait le catalogue.
On fait l’exposition. Évidemment, elle n’est pas au vernissage, hélas pour quelques visiteurs prestigieux venus dans l’espoir de la revoir, Michel Leiris, Marcel Jean, Léo Malet et bien d’autres. Quelques jours après l’ouverture, mon assistante qui tenait la galerie rue de Penthièvre – moi j’étais rue Bonaparte – m’appelle et me dit qu’une dame dans la galerie regarde tableau après tableau avec une telle précision qu’il se pourrait que ce soit Dora Maar. Je lui demande de me la passer. C’est elle. Je lui reproche de ne pas m’avoir prévenu, je l’aurais, bien sûr, reçue personnellement. Elle me félicite pour les encadrements et l’accrochage, elle est très contente et me demande si elle peut avoir quelques catalogues en plus pour des amis à elle. Je lui réponds «évidemment.» Nos relations là étant les meilleures du monde, je sollicite de lui rendre à nouveau visite. Elle me demande quels bénéfices elle aura de cette exposition. Je lui réponds malheureusement aucun. J’avais acheté et payé ces tableaux, mais je lui dis que je lui achèterai des photos car je sais qu’elle est une très bonne photographe. Elle est d’accord et me dit qu’elle va les préparer, qu’elles sont sous son lit. «Revenez et je vous les prépare.» Donc, je retourne voir les photos, et, en effet, il y en avait beaucoup. Sauf qu’elle exige un prix tout à fait prohibitif par photo. Il m’était impossible de les acheter. Nous étions déjà entrés dans la crise après 1990. Elle soutient que ses photos sont aussi bonnes que celles de Man Ray et valent donc aussi cher.
A ce moment-là, j’étais rentré dans l’appartement. Il y avait une pièce un peu plus en ordre que les autres, c’était sa chambre àcoucher, avec une bibliothèque. Il y a avait beaucoup de livres. Mais le premier livre qui vous sautait aux yeux était Mein Kampf de Hitler…
Finalement, après des semaines de discussions, on se mit d’accord sur un prix qui était raisonnable. Il faut préciser qu’il n’y avait que trois ou quatre photos existantes, non pas sur le marché mais dans des musées. Elle me dit qu’elle les avait envoyées pour des publications et que l’on ne les lui avait jamais rendues. Elle me dit que c’est la première fois qu’elle vendait des photos. Et je l’ai cru. J’achète environ 200 photos en bloc. Je les lui paye en plusieurs fois. On était d’accord sur tout. Elle me fait confiance, elle me confie les photos. Je laisse le Centre Pompidou choisir les plus importantes afin qu’ils complètent leur collection. Et le reste, je les vends surtout à des collectionneurs de photos, des marchands de photos américains et quelques musées américains.
Je n’oublierai jamais le jour où on s’est mis d’accord sur le prix des photos. Elle me regarda dans les yeux et me dit : «Je ne vous les vends que si vous me dites que vous n’êtes pas juif.» Je ne répondis pas mais l’affaire se fit quand même. Mein Kampf comme livre de chevet et cette phrase avant de conclure, c’était pour le moins étrange !
Les photos acquises, je me doutais qu’il y avait encore beaucoup de choses. Je lui demandais si elle voulait encore me vendre des choses. Elle me dit qu’elle ne pouvait malheureusement pas. Il y avait encore beaucoup de choses au coffre, au Crédit Lyonnais, me précisa-t-elle, mais tout était promis à la paroisse du VIe arrondissement. Or, à ma grande surprise, quand elle décéda, sa concierge me prévint qu’elle était dans un cercueil à l’Hôtel Dieu, sans vêtements. Je lui donnai de l’argent afin qu’elle achète une robe noire, que Dora Maar ne reste pas dans cet état. Il faut dire qu’elle n’avait pas d’amis du tout.
Elle avait complètement rompu avec tout le monde. Elle me disait du mal de tous, ne voulait plus voir James Lord, ni ses anciens amis. Elle ne fit qu’une exception, à ma demande, et finit par donner suite à une pression insistante de Heinz Berggruen, qui avait perdu son numéro de téléphone. Elle l’avait donc revu, lui qui l’avait exposée, et qui essaya de lui acheter un Picasso, sans y parvenir.
Sa concierge me fit part que des commissaires priseurs et des huissiers avaient inventorié l’appartement. Un généalogiste avait retrouvé deux membres de la famille n’ayant jamais entendu parler de Dora Maar, un en France, l’autre en Russie. Dora Maar était une femme qui n’aimait ni les avocats ni les médecins, et probablement pas davantage les notaires. Avait-elle seulement laissé un mot quelque part disant que tout était pour l’Eglise ?
Le dernier épisode de ma relation à Dora Maar fut assez tragique.
Un beau jour, elle ne me répondit plus au téléphone, alors qu’on parlait souvent des amis surréalistes et qu’elle se montrait très contente que nous bavardions sur le Surréalisme. Elle avait compris que j’avais quelques notions. Un jour donc, elle ne me répond pas au téléphone, j’insiste. Elle finit par répondre. Elle avait reçu mon dernier catalogue, After Duchamp. «Je suis fâchée avec vous parce que vous avez profané la religion catholique.» Je lui demande en quoi. Elle me demande d’ouvrir le catalogue à la page Alain Jacquet. «Vous verrez que c’est une profanation de la religion catholique.» Je m’exécute et vois quelque chose d’assez ludique, en rapport avec l’urinoir de Marcel Duchamp, que l’on pouvait, en effet, considérer comme une sorte de croix, mais qui n’était pas une croix. C’est à cause de cette œuvre d’Alain Jacquet dans un de mes catalogues qu’elle ne m’a plus jamais parlé. Ce fut la fin d’une sorte d’amitié assez intéressante.
A son enterrement, comme elle avait rompu avec la terre entière, il n’y avait que cinq personnes, dont moi et des représentants du Centre Georges Pompidou. Telle fut la fin de l’épisode avec Dora Maar.
Post-Scriptum : Il y a quelques semaines, j’ai reçu un coup de fil de la biographe de Dora Maar, Victoria Combalia, à qui j’avais donné le numéro de téléphone de Dora Maar et qui, sans jamais l’avoir rencontrée, a eu l’intelligence d’enregistrer toutes leurs conversations.
«Marcel, je te dois des excuses. Je suis chez les héritiers de Dora Maar pour préparer mon nouveau livre et, à ma grande surprise, le Mein Kampf est là, alors que je ne t’avais cru qu’à moitié quand tu me l’avais raconté.»