Contexte

Le 6 février 2013, les Tunisiens perdaient l’une des grandes figures de la révolution du Jasmin, avec le meurtre du leader laïque de gauche de l’opposition Chokri Belaïd, abattu devant son domicile à El Menzah VI, un quartier résidentiel de Tunis.

Chokri Belaïd était coordinateur du Mouvement des patriotes démocrates de la gauche tunisienne, un parti politique créé en 1981, mais légalisé en 2011 seulement, après la révolution tunisienne. Il était l’un des éminents détracteurs du parti Ennahdha − qui a remporté une majorité relative aux élections tunisiennes de 2011, et de la montée des mouvements salafistes dans le pays.

Chokri Belaïd n’est pas la première victime d’un assassinat politique en Tunisie. Le 18 octobre 2012, Lotfi Naguedh, coordinateur du parti laïc Nidaa Tounes, a été tué après avoir été battu par des membres de la Ligue pour la protection de la révolution (LPR), un groupe proche d’Ennahdha ; il a été attaqué dans son bureau à Tataouine. [1] Le leader de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi, a qualifié la mort de Naguedh d’« assassinat politique ».

Lors d’une réunion du Conseil de la Choura, le 1er février 2013, les membres d’Ennahdha ont proposé que les assassins de Naguedh soient libérés. [2] Quelques jours plus tard, la veille de son assassinat, Chokri Belaïd a déclaré, lors d’une intervention sur la chaîne de télévision d’Afrique du Nord Nessma, qu’avec une telle proposition, Ennahdha donnait le feu vert aux assassinats politiques dans le pays.

Belaïd, qui vivait dans la crainte d’être assassiné, avait été menacé par la LPR, [3] que l’opposition tunisienne considère comme l’aile paramilitaire armée d’Ennahdha. [4] L’opposition pense que le LPR est derrière l’assassinat de Chokri Belaïd ; [5] la veuve de Chokri Belaïd, Besma Khalfaoui Chokri Belaïd, a jugé le parti Ennahdha directement responsable de sa mort. [6]

Le 8 février, le média tunisien en ligne Kapitalis publiait un long éditorial du journaliste tunisien Rachid Barnat, lequel considère qu’Ennahdha n’est pas seul responsable politique de l’assassinat, mais que la troïka au pouvoir, composée d’ Ennahdha, du Congrès pour le parti de la République (CPR) et d’Ettakatol, l’est tout entière. L’éditorial accuse la troïka de n’avoir rien fait pour freiner la poussée de l’islamisme dans le pays, et affirme en outre que si le LPR est considéré comme la milice d’Ennahdha; le chef de file du CPR, et président de Tunisie Moncef Marzouki, peut être considéré comme ayant flirté avec la LPR – faisant allusion à la visite d’une délégation du LPR au palais présidentiel à Carthage, [7] entre autres incidents.

L’éditorial affirme également que le gouvernement a depuis longtemps perdu sa légitimité politique et morale, car il était censé être transitoire, ayant été formé dans le but d’élaborer la constitution tunisienne au lendemain de la révolution. Le mandat de ce gouvernement, écrit l’auteur, a expiré le 23 octobre 2012, un an après l’élection, et sa prolongation l’a rendu illégitime.

Peu après le meurtre de Belaïd, le Premier ministre Ennahdha Hamadi Jebali a proposé la formation d’un gouvernement apolitique de technocrates. Son parti n’a pas bien accueilli la proposition, et la controverse a creusé un fossé entre Jebali et le leader d’Ennahdha Rached Gannouchi.

L’assassinat de Chokri Belaïd a uni les Tunisiens : 1,4 millions [8] de Tunisiens auraient assisté aux funérailles.

L’éditorial du journaliste tunisien Rachid Barnat, publié par le média tunisien en ligne Capitales

« Certains ne savent contrer les idées et la liberté que par la violence »

« La Tunisie est en deuil. Elle pleure un républicain courageux qui se battait pour ses idées avec pour seules armes son intelligence et sa force de conviction. Il a été lâchement abattu parce qu’il était une conscience de ce pays et que face aux idées, face à la liberté, certains ne connaissent que la violence.

La Tunisie pleure, elle pleure partout dans tous les coins du pays, mais aussi dans le monde entier: à Paris, à Lyon, à Marseille, à Toulouse, en Belgique, au Canada et ailleurs encore.

Image qui circule sur les pages tunisiennes de Facebook.
Image qui circule sur les pages tunisiennes de Facebook.

La Tunisie pleure avec la femme de Chokri Belaïd et avec ses deux petites filles. Ces deux petites filles innocentes ravagées de chagrin et qui ne comprennent pas, encore, ce qui s’est passé. Plus tard, beaucoup plus tard, quand le deuil sera fait, elles seront très fières et, avec elles, le pays tout entier de leur père qui entre dans le panthéon des hommes courageux morts pour un idéal.

[…] Chokri Belaïd, lui, était assassiné par ceux-là mêmes qu’il avait défendus contre Ben Ali, qui grâce à son combat leur a permis de sortir de leur prison et de rentrer de leur exil, en leur donnant le droit à la parole… parole qu’ils ont décidé de lui retirer, en le réduisant à jamais au silence par leur acte criminel ignominieux !

Nous sommes tous dans l’émotion et cela est normal. L’émotion ressentie par un peuple tout entier soude ce peuple. Ghannouchi, dans sa stratégie machiavélique, a voulu diviser les Tunisiens, les monter les uns contre les autres ! Avec cet assassinat, ils sont unis plus que jamais derrière Chokri Belaïd. Ils proclament être tous Chokri Belaïd!

« La troïka est responsable de ce crime ! »

Mais il nous faut dépasser cette émotion légitime et nous demander deux choses très importantes: qui est responsable de ce meurtre? Que peut-on et que doit-on faire?

Quand on parle de responsabilité, ce n’est pas de la responsabilité des exécutants, les salauds qui ont tiré dont il s’agit. Ceux-là sont de pauvres types, des fanatiques abusés par d’autres ou des mercenaires pitoyables. Les véritables responsables plutôt sont les commanditaires et ceux qui ont créé le climat délétère ayant permis le passage à un tel acte!

Que l’on ne vienne pas nous parler d’enquête… dont il faudrait attendre les conclusions!

Que l’on ne fasse surtout pas aux Tunisiens le coup de la commission d’enquête comme après le premier meurtre de Lotfi Nagdh ni des autres enquêtes annoncées à propos des incidents et des violences initiés, comme ceux du 9 avril 2012… toujours non « résolues »!

On parle ici de la responsabilité politique de ce crime. Et celle-là, paraît évidente.

La responsabilité politique incombe tout entière au pouvoir actuel, aux islamistes qui le dominent, à commencer par leur chef Ghannouchi, en passant par ses hommes, ceux de la «troïka» compris ; mais aussi à MM. Marzouki et le [président de l’Assemblée constituante Mustapha] Ben Jaâfar. La « troïka » est responsable de ce crime ! Elle doit en rendre compte au peuple tunisien.

Analysons cette responsabilité [criminelle]. Une première cause de ce crime est la politique même des islamistes qui ont voulu mêler la religion à la politique et imposer aux Tunisiens une manière de pratiquer un islam qui n’était pas le leur depuis des siècles. Ce faisant, ils ont mis le poison de la division dans la population en qualifiant les uns de «bons musulmans», ceux qui se laissent coloniser par les obscurantistes saoudiens, qataris et autres bédouins venus du «Khalije» (pays du Golfe), et les «mauvais musulmans», c’est-à-dire tous ceux qui refusent ce nouveau colonialisme politico-religieux! Le poison de la religion en politique est pire que tout autre raison de division, parce que les hommes politiques qui l’utilisent associent Dieu à leur discours et font croire au peuple qu’ils parlent au nom d’Allah.

Le deuxième élément de responsabilité est, précisément [de la part du gouvernement] d’avoir ouvert la voie à l’obédience la plus rétrograde, la plus violente, la plus régressive de l’islam: le wahhabisme, qu’au début du 19e siècle les Tunisiens avaient déjà rejeté; et d’avoir accueilli (n’est-ce pas M. Marzouki ?) avec les honneurs des prêcheurs de haine pour distiller leur poison et favoriser la désunion du peuple.

N’y a-t-il pas là une responsabilité majeure ?

Mais allons plus loin. Ce pouvoir a toléré de nombreux appels au meurtre de la part notamment d’imams fanatiques et qui sont encore en place sans avoir été inquiétés!

Y-a-t-il plus grave comme trouble à l’ordre public que d’appeler au meurtre ? [Mais plutôt que d’arrêter ces imams fanatiques], Ali Lârayedh a préféré arrêter et traduire devant la justice des artistes, des journalistes, des syndicalistes, des enseignants… pour cause de trouble de l’ordre public, alors que leur unique tort était de réclamer des réformes et plus de liberté !

Ce pouvoir (n’est-ce pas M. Marzouki !) a toléré la présence des Ligues de protection de la révolution (LPR), qui ne sont que des milices fascistes intolérables dans un état de droit.

Ce pouvoir a toléré, sans prendre aucune disposition efficace, les attaques des meetings politiques, des agressions physiques sur des responsables politiques, la destruction des mausolées…

Comment ne pas y voir du laxisme ou, pire, une connivence incitant au crime?

Comment éviter dans un tel climat que des fanatiques tirent sur un brave homme?

Oui, Ghannouchi et son double langage (rappelez-vous des deux cassettes vidéos «fuitées»), Marzouki, Ben Jaâfar et [le Premier ministre Hamadi] Jebali, vous êtes tous directement responsables politiquement de ce crime et l’histoire le retiendra contre vous.

Rappelons-nous ce que disait Ghannouchi des «salafistes» et de leur exaction: ce sont ses enfants, il ne viennent pas de la planète Mars, et il faut être tolérant envers eux car ils sont porteurs de culture et de valeurs! Les tentatives de meurtre puis les assassinats politiques sont là pour illustrer ses considérations à propos des salafistes dont l’activisme parfois violent lui rappelle avec émotion ce qu’il était lui-même à leur âge!

« Si les coupables clairement identifiables avaient un semblant de dignité, ils démissionneraient »

Un manifestant tunisien saute pour éviter les gaz lacrymogènes envoyés par les forces de police pour disperser un rassemblement devant le ministère de l’Intérieur après l’assassinat [9].
Un manifestant tunisien saute pour éviter les gaz lacrymogènes envoyés par les forces de police pour disperser un rassemblement devant le ministère de l’Intérieur après l’assassinat (9).
L’attitude choquante adoptée par le ministre de l’Intérieur, le 6 février, [dans les événements intervenus] lors du transfert de la dépouille du regretté Chokri Belaïd, au niveau de l’avenue Habib Bourguiba, démontre que ce pouvoir est totalement indigne. Le cortège de l’ambulance, suivi par des milliers de Tunisiens criant leur colère, a été harcelé par des islamistes et surtout – honte sur eux – par la police de cet État qui a jeté du gaz lacrymogène contre de simples passants criant leur douleur, et contre une ambulance transformée en corbillard.

Pensez-vous que ce pouvoir, qui se comporte de la sorte, puisse rester encore en place ?

Si les responsables clairement désignés avaient un tout petit peu de dignité, ils démissionneraient car ils ont failli. Le plus étonnant c’est d’entendre les ministres du gouvernement Ghannouchi nous assurer qu’ils prendront leur responsabilité, se gargarisant de ce mot…

Le gouvernement a perdu sa légitimité politique et morale

Il faut que toutes les forces vives de ce pays, la société civile et à sa tête l’Ugtt [Union générale tunisienne du travail] disent maintenant clairement qu’il n’est plus possible de continuer avec ce pouvoir qui, d’ailleurs, depuis le 23 octobre 2012 [fin de son mandat], n’a plus aucune légitimité juridique ni politique et qui vient de perdre toute légitimé morale.

Au passage, on peut reprocher à l’opposition et à l’Ugtt de ne pas avoir été ferme, le 23 octobre, en exigeant la constatation de l’illégitimité de [l’Assemblée] Constituante et du pouvoir qui en découle. L’accord conclu par l’Ugtt est, quand on lit le procès-verbal, vide de sens et l’on peut même émettre des doutes sur ce comportement. Si elles avaient montré plus de fermeté pour signifier la fin du mandat ou du moins d’exiger solennellement le respect des conditions qu’elles avaient posées à la troïka contre la prorogation de leur légitimité… Chokri Belaïd serait, peut être, encore en vie!

Les républicains de tous bords doivent se réunir avec la société civile dans un cadre de concertation encore à définir pour mettre en place un gouvernement de salut public, après avoir constaté l’illégitimité du pouvoir actuel qui a dépassé le temps prévu lors de l’élection, manqué à sa mission et démonté de manière éclatante sa défaite morale avec ce deuxième crime sur la personne d’un responsable politique.

Quant à la décision du [Premier ministre] Jebali de nommer un gouvernement de technocrates, elle est tout simplement surréaliste sur le plan du droit. De qui tient-il le pouvoir de faire un gouvernement et de qui tient-il la légitimité de nommer un nouveau gouvernement ? Il a encore des leçons de droit à apprendre.

Ce qui aurait dû se traduire par une démission des ministres responsables sinon de celle de tout le gouvernement, comme cela se produit dans les pays démocratiques! Et ce, depuis belle lurette, puisqu’à chacune des crises consécutives aux violences, des démissions auraient dû avoir lieu… alors que ces messieurs sont toujours là à pérorer sur la responsabilité et la légitimité! […]

Mais les Tunisiens ne croient pas en la dignité de ces tristes personnages et ils doivent les chasser eux-mêmes car il serait intolérable que les responsables politiques de ce crime continuent, d’une manière ou d’une autre, à diriger la Tunisie. Ils n’en sont plus dignes!

En réalité, seule l’Assemblée pourrait avoir ce pouvoir de nommer un Premier ministre et un gouvernement sauf qu’ici cette assemblée n’a plus elle-même aucune légitimité ni juridique ni politique ni morale depuis le 23 octobre, on ne cessera jamais assez de le répéter, cette assemblée n’est plus légitime. Elle a été élue pour un an […] pour une mission précise : écrire la Constitution. Force est de constater que le délai est passé et qu’elle n’a pas rempli sa mission. De qui tiendrait-elle sa légitimité aujourd’hui?

Par ailleurs, qu’a réussi ce gouvernement dont il pourrait tirer une quelconque légitimité?

A-t-il assuré la stabilité politique du pays? A-t-il permis d’installer des institutions stables, seules garanties d’un développement économique et social? A-t-il assuré la sécurité des biens et des personnes? A toutes ces questions, la réponse est de toute évidence:  Non !

Alors il faut tirer les conséquences de cette illégitimité, de cet échec sur tous les plans et notamment sur le plan moral. Cette assemblée et ce pouvoir sont totalement discrédités.

Il faut qu’ils partent. »


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Chokri Belaïd
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Le mariage des Belaïd.
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La veuve de Belaïd après l’assassinat.
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Un homme dans un costume portant l’emblème du drapeau tunisien, le 6 février, jour de l’assassinat. Les Tunisiens ont manifestés contre le meurtre malgré les gaz lacrymogènes utilisées par les forces de police.
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Salafistes tunisiens dans la ville de Sfax.
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Démonstration d’arts martiaux lors d’une réunion salafiste dans la ville de Kairouan.
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Les citoyens ont pris l’initiative de consacrer une place portant le nom de Chokri Belaïd.
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Nayrouz Belaïd, le jour des funérailles de son père. On lit sur son T-shirt : “Qui a tué mon père ?”
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Un manifestant tunisien saute pour éviter les gaz lacrymogènes envoyés par les forces de police pour disperser un rassemblement devant le ministère de l’Intérieur après l’assassinat [9].
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Image qui circule sur les pages tunisiennes de Facebook.
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Les funérailles de Chokri Belaïd.
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Chokri Belaïd et ses deux filles.
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Image diffusée sur Facebook : “Un homme meurt, des milliers s’éveillent”.
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affiche-chokri

[1] AFP, 5 novembre 2012

[2] Business News (Tunise), 4 février 2013.

[3] France 2 (France) , 7 février 2013

[4] Le Nouvel Observateur (France), 6 février 2013.

[5] Le Nouvel Observateur (France), 6 février 2013.

[6] http://www.youtube.com/watch?v=RthFlpB1iIQ .

[7] http://news.tunistribune.com/?q=node/1220 .

[8] Business News (Tunisie), 8 février 2013.

[9] Image: Kapitalis, 8 février 2013