Ostow affirme donc que l’antisémitisme, même dans sa version génocidaire, ne peut s’expliquer par la seule psychopathologie des individus, bien qu’il reconnaisse que les mécanismes psychiques s’amplifient lorsque les institutions, la propagande, et les autorités politiques les légitiment. C’est ainsi qu’il considère que le nazisme doit être compris comme un système paranoïaque politiquement organisé, qui mobilise des fantasmes antisémites déjà présents dans la culture européenne occidentale. Contrairement à Hannah Arendt, il insiste moins sur la « banalité » du mal que sur les fantasmes qui le sous-tendent. Et contrairement à Franz Fanon, il accorde davantage d’attention au psychisme de l’oppresseur qu’à celui de l’opprimé. Enfin, il ne considère pas que l’explication de l’antisémitisme pourrait se limiter aux facteurs sociologiques, mais qu’il faut au contraire tenir compte de facteurs inconscients. C’est pourquoi certains lui ont reproché de ne pas accorder une place assez importante aux structures économiques et politiques de l’époque. À ces critiques, il a toujours implicitement répondu deux choses : que s’il fallait prendre en considération les facteurs pathologiques inconscients, cela ne voulait pas dire qu’il était possible d’affranchir quiconque de sa responsabilité ; et que la réfutation rationnelle seule ne suffira jamais à rendre compte du phénomène. Ce qui importe pour lui est de comprendre : 1. Comment il se fait que les croyances antisémites persistent en dépit de l’évidence de leur fausseté et, surtout, pourquoi elles sont émotionnellement convaincantes pour un si grand nombre. 2. Pourquoi les théories complotistes à propos des Juifs ont une telle force affective. Et 3. Comment il se fait que la haine puisse être vécue comme une clarté morale.

À ces questions, Hannah Arendt apporte d’autres réponses. Dans Eichmann in Jerusalem, par exemple, elle rejette l’idée que les bourreaux nazis étaient fous. Elle avance plutôt l’hypothèse que le mal provient d’une faillite de la pensée et du jugement (failiure to think and judge), ainsi que d’une incapacité à imaginer le point de vue de l’autre. L’idéologie, selon elle, remplace la pensée, et les clichés (les « éléments de langage ») remplacent la réflexion morale. Quant au mal, s’il est « banal », c’est qu’il ne suppose en rien une psychologie monstrueuse.

Quant à Fanon, il estime que le racisme n’est pas une folie mais un système qui produit de la névrose. Le sujet colonisé intériorise, intègre, internalise l’infériorité qui lui est imposée. Et le colonisateur développe, quant à lui, une agressivité défensive. La pathologie réside donc pour lui aussi dans l’ordre social, non dans la psyché individuelle. Il convient donc, selon lui, de renverser le point de vue clinique : il faut diagnostiquer l’ordre social, pas ses victimes. Là où la paranoïa était centrale pour Ostow, c’est l’humiliation et l’aliénation qui le sont pour Fanon.

Mais les trois s’accordent pour penser que le seul recours à la raison ne saurait suffire à vaincre le racisme. Pour Ostow, parce qu’il considère qu’il est psychiquement investi. Pour Arendt, parce qu’elle pense que la pensée est remplacée par l’idéologie. Pour Fanon, parce qu’il croit que la domination matérielle précède la croyance. Tous les trois rejettent donc le fantasme issu des Lumières, selon lequel les préjugés ne sont que le résultat de l’ignorance. Le racisme et l’antisémitisme sont socialement produits, politiquement normalisés, et psychiquement déterminés et soutenus.

Pour Arendt, la faillite de la pensée, l’absence de pensée, n’est ni stupidité, ni folie : elle est suspension du jugement ; recours au cliché, aux éléments de langage (ou à la « langue de bois ») ; incapacité ou refus de réfléchir depuis un point de vue autre. Celui qui ne pense pas n’invente aucune croyance : il les emprunte toutes. Eichmann n’imagine pas le Juif comme démon ; il répète des formules apprises. L’absence de pensée (thoughtlessness) est vide, procédurale, et passive. La paranoïa au contraire fournit des narrations émotionnellement chargées, des mythes explicatifs (le pouvoir caché, la conspiration, la pollution, la contamination), une certitude morale et, enfin, une rationalité à la haine. Loin d’être passive, la paranoïa organise, structure la perception, interprète les événements, crée de la cohérence. Arendt décrit donc la vacuité de pensée, Ostow ce qui la remplit. Arendt décrit comment le jugement et la pensée cessent, comment le langage devient bureaucratique, et comment le sens moral disparaît. Ceci entraîne une disponibilité psychique, le sujet ne faisant plus l’effort d’apprécier le sens des choses, laissant place à l’apparition de fantasmes antisémites qui offrent du sens « ready-made ». Les phénomènes de projection composent avec l’anxiété et la faillite ; la violence devient nécessaire et, donc, justifiée. Les individus du groupe voient le tout non comme une folie, mais comme une claire conscience du danger. Il faut bien voir que c’est la combinaison de l’absence de pensée et de la paranoïa qui est dangereuse. La paranoïa seule est marginale. L’absence de pensée seule est inoffensive. Ensemble, la paranoïa devient la norme et l’absence de pensée une arme. Et c’est ainsi que des croyances délirantes contaminent la pensée bureaucratique. Arendt nous montre comment les individus cessent de penser, Ostow ce qui pense à leur place.

À suivre.

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