Le livre de Constantin Sigov, Musiques en Résistance, se construit à la croisée de deux dimensions : d’un côté le rôle joué dans l’évolution de la musique savante par Arvo Pärt (Paide, Estonie, 1935) et Valentin Silvestrov (Kiev, 1937) ; de l’autre, les biographies politiques d’où ces deux compositeurs, reconnus parmi les plus importants auteurs vivants, émergent comme les acteurs d’une dissidence que je dirais naturelle à l’égard du système soviétique d’abord, puis de celui mis en place par Vladimir Poutine. Une résistance qui fut et demeure politique parce que créatrice, inclassable, impossible à réduire aux diktats d’un pouvoir qui se voudrait absolu. 

Pärt est l’un des compositeurs vivants les plus joués au monde. Les grands interprètes contemporains portent sa musique. Pärt figure parmi les compositeurs vivants les plus joués au monde, et ses œuvres trouvent leur place dans le répertoire des interprètes les plus renommés. Persécuté, puis exilé, Pärt est enfin rentré dans son pays natal après la chute de l’Empire soviétique. Ses œuvres et sa poétique destintinnabuli sont désormais sorties du cadre de la musique savante, et sont devenues la bande sonore des longs-métrages des grands metteurs en scène du cinéma mondial, notamment Paolo Sorrentino, François Ozon, Paul Thomas Anderson. 

Silvestrov, lui aussi entré dans le répertoire du cinéma contemporain, a marqué la musique savante ukrainienne et européenne, ainsi que leur évolution, depuis l’après-guerre et jusqu’à nos jours. Son art est le résultat d’un engagement pour les libertés – autant celles du créateur que celles de l’homme contemporain. Sa liberté de créateur est indissociable de sa liberté politique. Il lui a été interdit de jouer et de faire jouer sa musique pendant des années ; il a été exclu, comme Pärt, de l’Union des Compositeurs. Silvestrov s’inscrit dans l’histoire, l’évolution et le dépassement des règles de la composition, et en même temps se lie à la tradition de la poésie ukrainienne en mettant en musique les œuvres du poète patriotique Taras Chevtchenko (1814-1861).

L’intellectuel ukrainien Constantin Sigov (Kiev, 1962), philosophe et éditeur, est, depuis l’invasion de l’Ukraine, l’une des voix les plus écoutées de la résistance ukrainienne à l’agression russe. Il est le troisième personnage de ce petit livret si précieux : on le suit dans les trains qui l’amènent d’abord à la frontière, puis jusqu’au Centre Arvo Pärt – résidence et archives du compositeur – situé au milieu de la forêt près de Laulasmaa, en Estonie, à quelques kilomètres de la capitale Tallinn. On le voit discuter avec Sting lors de l’une de ses visites à Pärt et, interlocuteur privilégié de ces deux grandes figures de la musique contemporaine, s’impliquer dans la publication de certains de leurs ouvrages ainsi que dans l’organisation de leurs concerts.

Musiques en Résistance est un petit livre inclassable, où la grande histoire de la Russie, du communisme et des dérives de Vladimir Poutine croise celle de la résistance des deux artistes à la normalisation culturelle et musicale décrétée par le pouvoir. L’histoire de leur persécution et de leurs exils est aussi l’histoire de l’amitié et de la solidarité entre deux hommes, deux artistes complices. Nous avons le privilège de revivre cette histoire de l’intérieur par le regard à la fois tendre, passionné, admiratif et savant de Sigov sur ces deux géants de la musique. Mais le livre ne s’arrête pas là : c’est aussi un essai sentimental sur leur musique, une présentation par fragments, inspirée de l’amour de Sigov et de son attachement à leurs œuvres, qui est guidée par la volonté de rendre accessible, même à un public de non-initiés, la beauté et la philosophie de Pärt et Silvestrov pendant presque soixante-dix ans. 

La réussite de Musiques en Résistance tient sans doute au chemin à la fois périlleux et expérimental de Sigov, qui croise d’un côté la création musicale, son sens et son caractère, et de l’autre l’histoire politique de l’émergence de cette musique dans une partie de notre continent ayant vécu ce que Sigov appelle le « paradigme nihiliste », vu à travers l’itinéraire politique et intellectuel de ces deux grandes figures de notre patrimoine immatériel. « Notre », parce que ce patrimoine est russe, estonien, ukrainien, européen, universel. Il est une métaphore du chemin ardu de la liberté, qui avance et se libère malgré la menace, la persécution, l’exclusion, l’interdiction et l’exil, mais qui résiste envers et contre tout pour transmettre et partager une vision du monde fondée sur la liberté et sur nos libertés sans cesse menacées.

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