Jeudi 11 décembre, l’historienne d’art Joséphine Bindé recevait le prix J’aime le livre d’art 2025 pour son ouvrage somptueux Itō Jakuchū, La nature enchantée[1].
Certains se souviennent avec enchantement de la présentation au Petit Palais à l’automne 2018 de l’œuvre de Jakuchū – un événement qui ne se reproduira sans doute pas –, un seul mois durant, alors que le Musée Rietberg à Zurich présentait au même moment l’œuvre d’un contemporain immédiat, le moine bouddhiste Nagasawa Rosetsu (1754-1799).
Voici donc ce livre remarquable sur l’art de Jakuchū (1716-1800) composé sur un texte d’une délicatesse doublée d’une connaissance approfondie de l’art pictural japonais signé Joséphine Bindé. Diplômée de l’École normale supérieure (ENS Ulm) et de la Sorbonne, l’autrice et chroniqueuse d’art est en pleine ascension littéraire. De son texte, nous pourrions dire qu’il est devenu le livret de l’art du maître japonais. Cette grande amoureuse du Japon est servie par une édition d’une exceptionnelle beauté pour un prix tout à fait raisonnable. Notre guide sait nous faire voir au-delà de la représentation de paysages marins, terrestres et célestes, par-delà la faune et la flore lacustres, plus loin que les érables ou que l’oie sauvage plongeant son long cou dans un lac ou dans la mer, comme pour s’approcher de nous que la contemplons dans son intemporalité, afin de nous révéler ce que seul l’art peut transmettre.
Maître Jakuchū exerça son art, et sans doute son génie, à Kyoto au milieu de l’époque Edo (1603-1867) – qui fut l’époque du mouvement artistique désigné par le mot ukiyo-e (« images du monde flottant ») et issu de l’école réaliste Maruyama-Shijō. L’artiste s’inscrit dans la lignée des maîtres qui s’étaient émancipés de tout académisme, comme Rosetsu ou Soga Shōhaku (1730-1781). Le père d’Itō Jakuchū fut un négociant en légumes fort prospère dans l’ancienne capitale nippone. Ce n’est pourtant qu’à quarante ans que l’artiste put se consacrer entièrement à son art.
Joséphine Bindé ne se laisse pas submerger par la splendeur de l’œuvre, tel un feu d’artifice de couleurs et de formes. Elle modèle l’écrin qui lui est confié et, telle une cheffe d’orchestre aguerrie, définit les tempi, les nuances, les silences, les envolées chromatiques vers les grands chœurs qui chantent « le Royaume coloré des êtres vivants ».
Guidés par sa main, nous entrons dans les différentes parties du livre :
– Une vision japonaise de la nature,
– Le souffle zen,
– Les encres virtuoses,
– Les éclatantes estampes.
Peu de figurations humaines dans cette œuvre, comme souvent dans la peinture d’Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon). Pourtant, la partie intitulée « Le souffle zen » nous fait découvrir la Triade des Sakyamuni (Shaka sanzon-zō) avec le personnage central, qui est justement le Bouddha Sakyamuni, assis sur son trône, vêtu d’un kimono rouge et nimbé, comme ses deux congénères bodhisattvas. Ces derniers ont atteint l’éveil, mais ont renoncé à entrer dans le nirvana tant que le dernier humain n’aura pas été délivré du samsara, le cycle des réincarnations qui ne prend fin qu’au jour où l’on atteint l’éveil.

Devant ces trois rouleaux, nous sommes très loin du hiératisme absolu du portrait de Shigemori peint par Fujiwara Takanobu (1143-1206) et que Malraux considérait comme la Joconde de l’Extrême-Orient. Il avait saisi l’insaisissable du rouleau par ces seuls mots : « autour du Shigemori, il ne se passe rien » (L’Intemporel, OC V, Pléiade, p.872). Au contraire, à travers ces rouleaux de Jakuchū conservés au temple Shōkoku-ji, nous comprenons qu’il se passe quelque chose. Pour le comprendre, il suffit de considérer ces rouleaux comme appartenant aux peintures du Royaume coloré des êtres vivants, composé du triptyque et de vingt-quatre peintures d’animaux et de plantes, même si, aujourd’hui, l’ensemble est dispersé. Joséphine Bindé relie superbement la signification des trois Bodhisattvas avec la flore et la faune exubérante transposée par l’artiste dans leur éternité. Ces peintures n’étaient évidemment pas présentées en permanence au public, ni aux moines du temple, mais « au sixième mois de chaque année lors des cérémonies de confession collective », lisons-nous. Cette précision nous donne à voir immédiatement la dimension spirituelle de ces poissons qui nagent dans une eau et un temps qui ne subissent plus le règne de l’impermanence et de la mort. Mais l’éternité a aussi ses aléas pour les êtres vivants et Joséphine Bindé de nous rappeler que l’ensemble des peintures, hormis le triptyque de bodhisattvas, a été offert en 1889 par les bonzes à la maison impériale et se trouve conservé aujourd’hui par le Musée Sannomaru Shozakan de Kyoto, destiné aux collections impériales.
Ecrivaine, Joséphine Bindé l’est fortement, lorsque, se concentrant sur un oiseau bleu et blanc perché sur une branche d’érable, elle nous donne à saisir l’éphémère, voire la fragilité de l’art lui-même et d’une collection éclatée. Mue par ce que la culture nippone, dans son ensemble, et la peinture bouddhique de maître Jakuchū en particulier, a d’insaisissable pour un esprit occidental, l’historienne de l’art analyse et décrit les concepts picturaux de fragilité, d’impermanence, d’éternel recommencement des cycles et des choses. Tout cela, nous dit-elle, est l’aboutissement du wabi-sabi, école du bouddhisme zen. À contempler un érable, ou des Canards mandarins dans la neige ou un Prunier en fleur et petits oiseaux, pénétrés que nous sommes par la beauté et la force du texte, nous, ses lecteurs, éprouvons l’émotion qu’il y a à pénétrer dans une peinture, dans une création artistique de cette ampleur, qui sinon nous resterait largement inaccessible. Privés de cette approche historique et artistique, il ne nous resterait qu’à nous laisser emporter par le chant des couleurs et des formes, mais aborder une telle œuvre c’est justement aller au-delà des apparences, jusqu’à oublier les couleurs et leur chant subliminal, qui en cache l’essence phénoménale.
Dans la dernière partie de ce volume d’exception, nous découvrons un ensemble de rouleaux verticaux, d’encres sur papier, appartenant soit à des musées américains soit à des musées japonais, qui nous donne le sentiment, grâce à la science poétique de notre exégète, de pouvoir percevoir quelque chose de l’insondable « sens caché des fruits et des légumes » imputrescibles par leur nature d’œuvre d’art, et que sans Joséphine Bindé nous serions passés devant sans en saisir l’étrange profondeur.
[1] Editions Hazan, reliure à la suisse, soie, jaspage à motif, 224 pages, 49,95€.
