Bien avant mes problèmes d’audition, Buñuel m’avait invité à déjeuner chez lui, au Mexique. On entrait directement dans sa maison, sans vestibule ni entrée, dans un salon présidé par le tableau que Dalí avait peint pour lui. Aujourd’hui, il est exposé au musée Reina Sofía [sans origine ?]. Nous avons traversé la pièce et sommes arrivés à la porte du patio, dont le bord était abrité par un petit toit, où nous avons déjeuné. Pour trouver une place convenable, j’ai demandé au captivant Buñuel, sourd :

« – Dois-je m’asseoir à ta droite ou à ta gauche ? »

« – C’est exactement ce que m’a demandé le ministre espagnol de l’Information et du Tourisme lorsque la production était impatiente de savoir si l’Espagne franquiste accepterait de nous subventionner ; et si une partie de Viridiana pouvait être tournée à Tolède. Et je lui ai répondu : s’il s’agit de me donner de bonnes nouvelles, j’accepte des deux. »

Lorsque la peintre allemande Dorothéa Harten [j’espère qu’elle a rejoint le soleil par la voie lactée il y a presque exactement deux ans] commença à s’intéresser à mes oreilles, c’était peu avant son voyage au Mexique où elle rencontra et épousa le père de leur fille, la brillante Eugenia. La poétesse et le poète sont gens d’action… avec l’éblouissante inefficacité des étoiles.

Le père m’appela pour me demander de venir chez lui, une maison que je n’avais jamais vue. Fier ? Il poursuivit : « Je veux te montrer quelque chose de colossal et d’unique : ma fille. »

Je me précipitai chez lui. Il m’accueillit dans une petite pièce d’un blanc immaculé, sans meubles, sans tableaux, sans rien ; il annonça solennellement :

 « Ma fille Eugenia va te tirer les cartes. ».

Je suis plutôt joueur d’échecs ; le monde du tarot et des arcanes ne m’a jamais attiré.

Eugenia apparut – dix-sept ans ? – belle, et pieds nus. Je dus me déchausser. Puis son père me laissa seul avec elle. Je fus immédiatement captivé par la lecture, une véritable œuvre d’art, un moment brillant, souvent étincelant et éblouissant, d’une heure d’enchantement.

J’ai évoqué Eugenia dans plusieurs interviews et même dans deux livres : à partir de la page 71 de Familia, un ouvrage de la Bibliothèque Arrabal des Livres de l’Innommable, et dans la préface de Tarots, un livre de Miguel Ángel Martín (Reino de Cordelia), aujourd’hui épuisé.

Je pense sans cesse à Eugenia, cette enfant prodige enchanteresse qui inventa un nouveau rythme, et que je n’ai vue que deux heures, en 1983. 

Cinq « pseudo-arrabaleques » pour oreilles

« …il a jeté la casa-azul, oui, par la fenêtre bleue ? »

« …son nœud papillon lui sert-il de cordon ombilical ? »

« …son ascétisme spirituel lui permet-il d’étouffer la vie ? »

« …quel triomphe ! Il a tout laissé à moitié fini ! »

« …il est devenu fou sans pour autant cesser d’être stupide ? »

« …avoir raison, pour des raisons déraisonnables ? »

« …la légion opaque des ombres ? »

« …les favoris se pavanent-ils ? »

« …devenir le même est si inaccessible ! »

« …depuis que l’hymne national est murmuré, avons-nous besoin de miracles ? »

Photos

Un oreille blanche et un oreille noire en céramique sur fond rouge.
« Oreilles », livre de bibliophilie (44×37 cm) sur mes oreilles, de Dorothée Harten. Photo : Fernando Arrabal.
Huit Oreilles en céramique sur fond marron.
« Oreilles », livre de bibliophilie (44×37 cm) sur mes oreilles, de Dorothée Harten. Photo : Fernando Arrabal.
Livre de bibliophilie d'Arrabal et Dorothée Harten sur les oreilles de Fernando Arrabal.
« Oreilles », livre de bibliophilie (44×37 cm) sur mes oreilles, de Dorothée Harten. Photo : Fernando Arrabal.

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