« De quel point de vue apprécier votre journal ? Ce serait un anonyme qui s’adresserait à moi, je serais bouleversé. C’est Juliet qui parle. Je suis curieux, parce que je crois connaître un peu Juliet et je sais que je ne le connais pas. Il va se découvrir, se révéler à moi. Mais c’est Juliet et ce n’est pas Juliet, c’est Juliet qui veut exprimer ce qui n’est pas Juliet : l’essentiel, ce qui est commun à tous, à Juliet et à moi. »
Lettre de Maurice Nadeau à l’auteur, 6 juillet 1970.

Le premier volume du Journal de Charles Juliet a paru en 1978. Le dernier, publié en octobre, soit plus d’un an après la disparition de l’écrivain et presque cinquante ans après Ténèbres en terre froide (1957-1964), est constitué de fragments. Il fait suite au Jour baisse-Journal X (2009-2012), l’un des plus beaux des onze volumes, et comprend des formes longues, « Écrire » (« Survol de mon parcours », « Devenir un écrivain » et « De la hantise de l’impertinence à l’apaisement »), trois beaux poèmes – inestimable cadeau pour ce Goncourt de la poésie 2013 qui nous livra ses derniers poèmes il y a treize ans – et les « Fragments d’un journal » rassemblés par l’auteur avant sa mort, où l’on retrouve l’acuité douce de celui qui fut l’un des plus passionnants diaristes de ces dernières décennies. 

Juliet ajoute ici des contrepoints à son œuvre, revenant sur l’abandon, l’internement de sa mère, le placement dans une famille d’accueil, son expérience d’enfant de troupe (Lambeaux), sa vocation – « J’ai eu une enfance de petit paysan… » –, l’héritage qu’il doit à Beckett et Camus, son inaltérable attention envers les démunis et les faibles, le deuil de sa femme ML – « Un être qui vit à vos côtés, il vous oblige à vous surveiller, à faire preuve de courage, à aller de l’avant même quand vous fléchissez, que vous cédez à vos doutes, à votre désespérance » – puis, enfin, cette délicatesse consacrée à l’égard des inconnus et amis – il faudrait, un jour, écrire sur l’art de l’amitié chez Charles Juliet. Le journal n’est jamais un simple laboratoire ; les « choses vues », là où s’arrête le regard de l’écrivain, demeurent toujours les pages les plus précieuses d’une œuvre (relire, à ce titre, le Journal extime de Michel Tournier). C’est ce qui fonde un œil, une profonde singularité, pour faire de cette subjectivité « ce qui est commun à tous ».

Mes meilleures années constituent ainsi le point d’orgue d’une écriture sereine, débarrassée : « Il faut lâcher, lâcher les attentes, les peurs, les espérances de conquête, de satisfaction, il y a une mise à mort dans cette épreuve ». La modestie, l’effacement de la part de celui qui a tant essayé de se défaire du « moi » au profit du « soi ». Art de l’artiste ayant connu les plus vives douleurs, parvenu à un haut degré de connaissance de lui-même. « Comment les autres/faisaient-ils/pour se supporter/Pour supporter la vie ». La sérénité, donc. Juliet est résolument un artiste dont on aurait aimé qu’il pose un regard sur chacun d’entre nous. « Là où je rencontre ce qui appartient à tous, là où j’ai la chance d’accéder au permanent, à l’intemporel. »

Alors quoi d’autre que de retranscrire les plus beaux aphorismes de ce dernier volume puisqu’après tout, « la littérature, c’est avant tout faire des phrases » (Sollers) :

« J’éprouve un besoin impérieux de me clarifier, de m’unifier, de me centrer, et obligation m’est faite de poursuivre mon aventure avec rigueur et ténacité. » 

« Quand l’écriture est en sommeil, et que je flâne dans les rues, ce qui m’intéresse, me frappe, m’émeut, est aussitôt engrangé et ne quitte plus ma mémoire. »

« Je crois que la vraie vie est absente tant que l’être n’est pas ancré dans le vrai de lui-même, tant qu’il n’est pas unifié, tant qu’il ne peut consentir à ce qu’il est. »

« Cette mort qui plane au-dessus de mon être, et qui peut survenir d’un jour à l’autre, elle n’est plus pour moi une préoccupation. Je n’ai plus d’angoisse. Je consens désormais à l’inéluctable et m’en remets au destin. » 

Il faut enfin écrire les derniers mots de Juliet : « Et je m’endors en souriant ». On ne peut en douter à l’issue de cette ultime et bouleversante lecture.