Par deux fois, au cours des dernières semaines, j’ai entendu, à la radio, dans les matins de France Musique pour être précise, un nom qui n’apparaît que trop rarement, et qui m’est cher. Celui de Mikalojus Konstantinas Čiurlionis. J’ai interprété cette double occurrence comme une injonction providentielle. Les étoiles s’ennuient, et moi aussi. 

Né en 1875, mort en 1911 à l’âge de 35 ans, Čiurlionis est le plus grand artiste moderne lituanien. Pourtant, il est resté presque inconnu hors des frontières de son pays natal. 

Auteur de quatre cents œuvres musicales, et de trois cents peintures, l’oubli de ce peintre et compositeur, si extraordinaire, si talentueux, est un événement inexplicable.

Enfant prodige. Il maîtrisait le piano à l’âge de cinq ans, l’orgue à l’âge de six. Philosophie, mythologie, cosmologie, théologie, histoire, chimie, physique, biologie, astrologie, ésotérisme : il s’intéressait à tout. 

Peintre, on l’a souvent comparé à Gustave Moreau. Musicien, on l’a rapproché de Maurice Ravel, Claude Debussy, Henri Dutilleux, Olivier Messiaen, Georges Auric, et autres Pierre Boulez. 

Cet artiste surdoué, génie – le mot, pour une fois, est parfait –, égaré dans les implacables corridors de l’histoire et du temps, a grandement inspiré l’œuvre de Kandinsky.

Musique, peinture, littérature, photographie, son œuvre est un mélange unique, et magnifique, entre symbolisme, romantisme, art nouveau, et une préfiguration de l’abstraction, du surréalisme et de la peinture métaphysique. Ses œuvres, harmonieuses et symbiotiques, s’accordent et résonnent les unes dans les autres, à l’image du monde dont il essaie de saisir l’énigme. 

Il invente les sonates picturales. 

Čiurlionis organise ses créations en cycles, et non en séries. Ses compositions musicales, autant que ses peintures, évoquent des paysages méta-organiques vibrants surréels et iridescents. 

Ses œuvres, aujourd’hui majeures, que sont le Quatuor à cordes en Ut mineur (1902) ; Dans la forêt, poème symphonique (1901) ; et les poème symphonique et cycle pour piano, tous deux intitulés La Mer (1907 et 1908), ne rencontrent de son vivant qu’indifférence et incompréhension. 
De même sa peinture. Les somptueux Zodiaque et La création du monde.

Œuvres génésiques, cosmogoniques, chaos primordial ; si le Mahabharata, l’Edda, l’Enuma Elish, la Genèse, le Pangu, les Hiéroi logoi des orphéotélestes m’étaient montrés. Tourbillons immobiles. Origines ultimes. Cercle. Sensation oculaire des créations éternelles. 

La presque totalité des œuvres de Čiurlionis est conservée dans les musées de Lituanie, à Kaunas et à Vilnius. 

Peu d’artistes m’auront procuré un émerveillement comparable. Encore l’autre fois, entre la nuit et le jour, je regardai ses peintures sur le worldwide web, avec des soupirs de satisfaction, d’admiration ; que je n’avais pas connus depuis bien longtemps, peut-être deux semaines, lors de cette visite au Louvre où, devant les petits Apollon et Daphné, et Salmacis et Hermaphrodite de Francesco Albani, je tressaillais de joie et de plaisir.

Je retrouve, chez Čiurlionis, les couleurs subtiles et intelligentes d’un Odilon Redon, d’un Filippo De Pisis, d’un Milton Avery, ou d’un Félix Vallotton. 
L’atmosphère de mystère et d’hallucination d’un Watteau, d’un Degouve de Nuncques, d’un Munch, d’un Maurice Denis, d’un Yves Tanguy, d’un Max Ernst, d’un Pavel Tchelitchew, d’un Eugène Berman, d’une Rithika Merchant, d’un Paul Klee, d’un Emil Nolde, d’un Tarkovski.
La violence spectaculaire admirable d’un Rimbaud, d’un Gauguin, d’un Hölderlin ou d’un Lautréamont.
La maestria et la fièvre froide d’un Matisse, d’un Nerval, d’un Hugo, d’un Maeterlinck ou d’un Mallarmé.
La folie gracieuse d’une Remedios Varo, d’une Frida Khalo, d’une Leonora Carrington, d’une Hilma af Klint, d’une Dorothea Tanning, d’un Martin Ramirez, d’une Emma Kunz, d’un Gaston Duf, ou d’un Fuseli.
L’extravagance d’un John Galliano ou d’une Elsa Schiaparelli.
Maîtres des mondes véritables.

On se sent devant ces tableaux pareil à un insecte défecteur et saoul de pistils dans des plaines de fleurs à perte de vue, sauvages et parfois toxiques. Une particule de DMT, de LSD, de psilocybine ou d’Amanita muscaria capable de voler à l’intérieur de cristaux vivants, conscients, omnicolores.

Œuvre de transcendance et d’extase, apocalypses colorées, fragments précipités, annonciation des puissances invisibles, fanfares, effusions d’éléments aux frasques angéliques diaboliques intermédiaires, apparitions des causes cachées, surgissement souverain du secret des mondes. 

Un astéroïde numéroté 2420, un sommet de la chaîne du Pamir au Tadjikistan, portent le nom de Čiurlionis. 

Voilà, nous quittons ce pays de fées, de feux follets, de sylphes et de titans abstraits, que même Pierre Le-Tan ne connaissait pas.

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