Genèse (6:3) : « Alors, l’Éternel dit : mon esprit ne restera pas à toujours dans l’homme, car l’homme n’est que chair, et ses jours seront de 120 ans. »
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« La main de l’Éternel fut sur moi, et l’Éternel me transporta en esprit, et me déposa dans le milieu d’une vallée remplie d’ossements. »
VIe siècle avant notre ère, Babylone. Le prophète Ézéchiel se tient dans une vallée de mort. Des os, partout autour de lui, desséchés, blanchis par l’astre solaire. Image d’une désolation absolue ; nulle chair, nulle vie, nul espoir. Puis, vient la question divine : « Fils de l’homme, ces os pourront-ils revivre ? » (Ézéchiel 37:3)
Portons tout d’abord attention au verbe. Pas « reviendront-ils », mais, « pourront-ils ». Dieu interroge, et ouvre un espace de liberté, de responsabilité humaine. Ézéchiel répond : « Seigneur Éternel, tu le sais. » Ni oui, ni non, suspension du jugement. Alors, Dieu ordonne : « Prophétise sur ces os, et dis-leur : Ossements desséchés, écoutez la parole de l’Éternel ! »
Le prophète obéit : « Je prophétisai, selon l’ordre que j’avais reçu. Et comme je prophétisais, il y eut un bruit, et voici, il se fit un mouvement, et les os s’approchèrent les uns des autres. Je regardai, et voici, il leur vint des nerfs, la chair crût, et la peau les couvrit par-dessus ; mais il n’y avait point en eux d’esprit. » (Ézéchiel 37:7-8)
Puis, Dieu ordonne de prophétiser sur l’esprit (« ruach » en hébreu – souffle, vent, esprit). Et l’esprit entre en eux.
« Et ils reprirent vie, et ils se tinrent sur leurs pieds : c’était une armée nombreuse, très nombreuse. » (Ézéchiel 37:10)
Cette vision n’est pas isolée dans la Bible hébraïque. Isaïe 26:19 proclame : « Que tes morts revivent ! Que mes cadavres se relèvent ! Réveillez-vous et tressaillez de joie, habitants de la poussière ! » Daniel 12:2 précise : « Plusieurs de ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, et les autres pour l’opprobre, pour la honte éternelle. »
Et encore, Corinthiens (15:51-52) : « Voici, je vous dis un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons changés, en un instant, en un clin d’œil, à la dernière trompette. La trompette sonnera, et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons changés. »
Dans la Bible, même les méchants ressuscitent. La résurrection est ontologique avant d’être morale : elle concerne l’humanité entière.
Cette universalité distingue radicalement la promesse biblique des mythes de résurrection païens. Osiris ressuscite seul, dieu parmi les dieux ; Orphée échoue à ramener Eurydice des enfers ; les mystères d’Éleusis promettent l’immortalité aux seuls initiés, ceux qui ont reçu le secret, etc.
Elle la distingue, surtout, des prophéties de la Silicon Valley.
La Bible promet la résurrection de tous, sans distinction, ni initiation, ni mérite préalable. C’est sa radicalité, son absolu, son impossible (mais l’est-elle, véritablement, ou ne l’avons-nous pas bien comprise ?) promesse.
Il y a une autre promesse dans la Bible ; plus ancienne, plus ambiguë, et peut-être plus dangereuse.
Genèse 3:4-5. Le serpent dit à Ève : « Vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. »
Deux promesses d’immortalité, donc. L’une est divine : résurrection par la grâce, don gratuit, universel, à la fin des temps. L’autre, est luciférienne : immortalité acquise par la connaissance, la conquête technique, accessible immédiatement – mais réservée aux audacieux, qui osent transgresser l’interdit.
Pendant des millénaires, seule la première semblait crédible. La seconde relevait du mythe, de l’hubris grecque, de la tentation diabolique. Adam et Ève mangent le fruit, deviennent mortels, sont chassés du jardin, séparés de l’arbre de vie. La promesse du serpent semble mensongère, et frappée du sceau de l’échec. Mais était-elle vraiment fallacieuse ? Ou, simplement, prématurée ?
« Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » La première partie s’est réalisée : nous avons mangé le fruit, développé la science, la technique, la maîtrise de la nature. Reste la seconde partie : « Vous serez comme des dieux. » Immortels, créateurs, et tout-puissants. Nous y sommes. Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire humaine, la promesse du serpent est techniquement envisageable.
En 2013, dans un hôtel de Manhattan, un milliardaire russe explique à un parterre de scientifiques (Ray Kurzweil, Marvin Minsky, pionnier de l’IA et chercheur au MIT, des neuroscientifiques, roboticiens, philosophes), et au Dalaï-lama, comment transférer la conscience humaine dans des avatars robotiques, d’ici 2045. D’Ézéchiel à Kurtzweil, c’est la même obsession, la même pulsion visionnaire et messianique, qui traverse les millénaires : vaincre la mort. Mais ce qui était autrefois l’œuvre de Dieu est devenu le projet de l’homme. Le Dalaï-lama, représentant d’une tradition qui prône le détachement et l’acceptation de l’impermanence, discute avec des milliardaires qui veulent vaincre la mort… Étrange temps, bizarre convergence, alors, entre mysticismes occidental et oriental (textes bibliques, bouddhisme tibétain), transhumanisme occidental (Silicon Valley), et cosmisme russe (Fiodorov) ; et que nous allons tenter d’articuler.
Le coupable de cette convergence est bien connu, et très aimé. Son nom est Lucifer. « Lux ferre », le porteur de lumière. L’ange rebelle qui refuse de servir, et aspire à l’égalité avec Dieu. Isaïe 14:12-15, raconte sa chute : « Te voilà tombé du ciel, astre brillant, fils de l’aurore ! Tu es abattu à terre, toi, le vainqueur des nations ! Tu disais en ton cœur : Je monterai au ciel, j’élèverai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu […] je serai semblable au Très-Haut. Mais tu as été précipité dans le séjour des morts, dans les profondeurs de la fosse. » Ce pauvre et valeureux Lucifer, échoue, en un premier temps : il se rebelle, tombe, est chassé du paradis. « Mieux vaut régner en enfer que servir au paradis », lui fait dire John Milton dans Paradise Lost (1667). Cela reste une défaite. Dieu demeure tout-puissant ; l’homme demeure mortel. La promesse du serpent « vous serez comme des dieux », semble, alors, définitivement mensongère.
« J’ai délivré les mortels de l’obsession de la mort. », fanfaronne Prométhée, (Eschyle, Prométhée enchaîné). Ne pas omettre non plus Prométhée, grand patriarche du transhumanisme, parmi les usual suspects… de même, sa promesse, jusqu’à présent, n’a pas été tenue. Mais qu’en sera-t-il, en 2045 ?
Vingt siècles plus tard, la science rend-elle possible la promesse du serpent, qui est aussi celle de Prométhée ? CRISPR-Cas9 permet de réécrire le génome humain. Les thérapies anti-âge ralentissent le vieillissement cellulaire. Les interfaces cerveau-machine préparent la fusion de l’esprit et de la machine. L’intelligence artificielle surpasse l’intelligence humaine dans des domaines croissants. « Vous serez comme des dieux » : ce n’était pas un mensonge. Et si c’était, en fait, une prophétie ? Une promesse différée ?
Le temps, pour Lucifer, serait donc à la revanche, voire, à la vengeance définitive, contre le passage le plus horripilant de la Genèse (3:22) ? Pas de manichéisme simpliste ici. Pas d’assimilation de Lucifer au mal absolu, ni à Dieu monopolisant le « bien ». Non. Tenons-nous en aux faits : Dieu nous a créés mortels, souffrants, limités. Il a placé devant nous l’arbre de la connaissance, qui aurait pu nous sauver, puis, Dieu nous a interdit d’en manger. Quand nous avons mangé, Dieu nous a chassés, maudits, condamnés à la mort et à la souffrance. Qu’est-ce, sinon une cruauté jalouse, une injustice fondamentale ? Et se venger de cette injustice par la connaissance, par la technique, par la conquête de l’immortalité, n’est-ce tout à fait légitime, et même nécessaire ? Il est ici, très simplement, question de l’affirmation de notre dignité, face à un créateur qui nous a faits imparfaits, esclaves de la finitude, puis, nous a punis de vouloir nous améliorer.
Mais. Et c’est là que tout bascule. Pour être juste, cette vengeance doit rester universelle, autrement, elle ne serait qu’une condamnation de plus. Universelle, le sera-t-elle ? Il est, hélas, permis d’en douter.
Lucifer tombe par orgueil : il veut être dieu « seul », « au-dessus » des autres anges ; « contre » eux. Le transhumanisme contemporain reproduirait alors exactement cette chute : l’immortalité pour une élite, pas pour tous. La création d’une race de surhommes, qui dominerait, dominera, les simples humains non augmentés.

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Nikolaï Fiodorov, père du cosmisme russe, est, quant à lui, un Luciférien altruiste : il veut que l’homme devienne dieu, mais par l’homme, il entend « tous les hommes », et « ensemble ». Petite nuance. La résurrection, pour lui, est à la fois la raison d’être de l’humanité, et la « cause commune » à laquelle tous les individus doivent travailler, par la science.
Nikolaï Fiodorovitch Fiodorov (1829-1903), est le fils illégitime du prince Pavel Gagarine, élevé dans la pauvreté. Bibliothécaire au Musée Roumiantsev de Moscou pendant vingt-cinq ans. Ascète radical, il dort quatre heures par nuit sur un banc de bois, ne possède qu’une soutane rapiécée, donne l’intégralité de son maigre salaire aux pauvres et aux étudiants nécessiteux. Il refuse de publier de son vivant, par humilité… Tolstoï le vénère et écrit : « Je suis fier de vivre à la même époque que cet homme. » Dostoïevski s’inspire de lui pour l’invention de plusieurs personnages. Vladimir Soloviev, le grand philosophe religieux russe, le considère comme un saint.
Son projet, exposé dans des notes et des lettres rassemblées après sa mort dans Filosofia obshchego dela (Philosophie de l’œuvre commune, publié en deux volumes en 1906 et 1913), est de ressusciter physiquement tous les morts de l’histoire humaine, par la science et la technique. Reconstituer leurs corps, atome par atome, à partir des traces matérielles qu’ils ont laissées dans l’univers. Les ramener à la vie, tous, et sans exception. Comment ? Fiodorov esquisse un programme : conquérir l’espace pour obtenir les ressources nécessaires à des milliards de résurrections ; maîtriser la matière au niveau atomique pour pouvoir reconstituer tous les corps ; cartographier les traces matérielles de chaque humain ayant existé (particules, atomes dispersés dans l’environnement) ; vaincre la mort pour les vivants d’abord, par la science médicale ; organiser l’humanité entière selon cette « œuvre commune ».
Utopie délirante ? Peut-être. Mais Constantin Tsiolkovski, père de l’astronautique soviétique et théoricien des fusées spatiales, était son disciple direct et citait Fiodorov comme son inspiration principale. Vladimir Vernadski, créateur du concept de biosphère et de noosphère, se réclamait de sa pensée. Le cosmisme russe – ce courant philosophique d’une grande beauté, unique en son genre, qui mêle science, mysticisme et ambition cosmique – naît directement de Fiodorov.
Ce qui distingue radicalement Fiodorov de tous les autres penseurs de l’immortalité, avant lui comme après lui, c’est son universalisme intransigeant.
Fiodorov considère que la résurrection doit être universelle, ou ne pas être. Pas de résurrection partielle. Pas d’élite immortelle pendant que les masses meurent. Soit tous, soit personne. Parce que nous sommes débiteurs envers les morts. Nos ancêtres ont construit le monde dans lequel nous vivons : nous leur devons la résurrection. C’est une dette ontologique, pas un choix moral facultatif. Il considère que l’immortalité d’un seul pendant que les autres meurent serait le comble de la barbarie. Imaginez : vous vivez éternellement, vos enfants meurent, vos parents sont morts, l’humanité entière meurt autour de vous, vous restez seul. Ce ne serait pas le paradis, ce serait l’enfer, celui de Caïn, qui a tué son frère et erre seul, marqué, maudit pour l’éternité.
Cette universalité distingue Fiodorov de tous les mythes et de toutes les promesses d’immortalité individuelle. Elle le distingue radicalement du transhumanisme contemporain.
Autre trait distinctif de Fiodorov : l’humilité radicale. Pas de prométhéisme arrogant, pas de culte du génie solitaire, pas de surhomme nietzschéen. Au contraire : ascétisme, pauvreté volontaire, refus de toute gloire personnelle, refus même de publier ses écrits.
Il haïssait le capitalisme, l’individualisme, la compétition. Il rêvait d’une humanité unie dans un projet commun qui transcende toutes les divisions de classe, de nation, de religion.
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Plus progressiste, voici Pierre Teilhard de Chardin (faut-il le présenter ? Disons pour faire court, jésuite et paléontologue, censuré par Rome car trop avant-gardiste). Le Phénomène humain, son œuvre majeure, paraît en 1955, quelques mois après sa mort, et devient un best-seller mondial. Sa thèse centrale : l’évolution cosmique continue. Après la géosphère (matière inerte), la biosphère (vie), vient la noosphère (pensée). Et l’évolution converge vers le « Point Oméga », cette convergence ultime de toute conscience en Dieu, à la fin des temps.
Pour Teilhard, la technique n’est pas un danger. Elle est le « moteur » de l’évolution spirituelle. L’humanité se complexifie techniquement (communications, transports, ordinateurs – il écrit avant Internet mais l’anticipe), et cette complexification technique produit une unification spirituelle croissante. Internet préfigure la conscience collective. L’intelligence artificielle annonce l’esprit unifié.
Formule célèbre de Teilhard : « Tout ce qui monte converge. » Plus l’humanité se complexifie, plus elle s’unifie. Plus elle s’unifie, plus elle se spiritualise. Plus elle se spiritualise, plus elle se rapproche de Dieu.
Teilhard est progressiste, Fiodorov, régressif. Teilhard regarde vers l’avenir (le Point Oméga à venir). Fiodorov regarde vers le passé (ressusciter tous les morts depuis l’origine). Teilhard veut aller de l’avant. Fiodorov veut réparer, racheter, ne laisser personne derrière.
Teilhard accepte une avant-garde, Fiodorov exige l’égalité. Chez Teilhard, une avant-garde (scientifiques, mystiques, penseurs) mène l’humanité vers Oméga. Les masses suivent. C’est une vision élitiste, même si elle reste humaniste. Chez Fiodorov, tous participent également. Pas d’avant-garde. Pas de hiérarchie. Teilhard spiritualise, Fiodorov matérialise. Pour Teilhard, la résurrection finale sera spirituelle – union mystique des consciences en Dieu. Pour Fiodorov, elle sera physique – chair, os, sang. Corps ressuscités.
Teilhard ouvre la porte à un transhumanisme chrétien – mais aussi à ses « dérives » élitistes. Si une avant-garde mène l’humanité, qui garantit qu’elle ne deviendra pas une caste dominante, oppressive ? Si la résurrection est spirituelle, pourquoi s’occuper des corps, de la matière, des laissés-pour-compte ?
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Et que voilà la Fabian Society. Fondée à Londres en 1884, elle rassemble l’élite intellectuelle progressiste britannique : écrivains, économistes, réformateurs sociaux. Leur stratégie : pas de révolution violente (comme les marxistes), mais une transformation graduelle de la société par l’éducation, la législation, la planification scientifique. Leur nom vient du général romain Fabius Maximus, qui vainquit Hannibal par la patience et la stratégie, pas par l’assaut frontal. Et leur moto, qui n’a de cesse de me fasciner, est le suivant : « Le socialisme dans les habits du libéralisme ». À méditer.
Membres fondateurs et figures majeures : d’abord, Herbert George Wells (1866-1946). Romancier visionnaire (La Machine à explorer le temps, 1895 ; La Guerre des mondes, 1898) ; théoricien politique. Dans Anticipations (1901), il prédit Internet, l’aviation, les armes de destruction massive ; aussi : « un gouvernement mondial scientifique », façon Francis Bacon dans La Nouvelle Atlantide, peut-être un peu moins rassurant… dirigé par une élite technique. Les « gens capables » gouverneront. Les autres obéiront. Ou disparaîtront. Wells écrit explicitement qu’il sera nécessaire d’éliminer les « éléments inférieurs » de la population. Pas par génocide (il déteste le nazisme), mais par stérilisation « douce », euthanasie « volontaire », contrôle des naissances.
Puis, George Bernard Shaw (1856-1950). Dramaturge, prix Nobel de littérature en 1925. Fabien de la première heure, partisan enthousiaste de l’eugénisme, il défend publiquement la stérilisation des « inaptes » et l’élimination des « parasites sociaux ».
Aussi, Beatrice et Sidney Webb. Fondateurs de la London School of Economics en 1895, institution qui deviendra l’un des centres mondiaux de l’économie et des sciences sociales. Partisans de la planification économique totale et du contrôle scientifique de la reproduction.
Encore, Bertrand Russell (1872-1970). Philosophe, mathématicien, prix Nobel de littérature 1950. Fabien. Écrit dans The Impact of Science on Society (1952) que le contrôle des naissances est nécessaire pour empêcher la « multiplication des inaptes ». Sous-entendu : il existe d’autres moyens, plus radicaux.
Surtout, Julian Huxley (1887-1975). Biologiste, premier directeur général de l’UNESCO (1946-1948). Petit-fils de Thomas Huxley (« le bouledogue de Darwin »), frère d’Aldous Huxley (auteur du Meilleur des mondes), et que l’on retrouvera en fin de cet exposé. Partisan explicite de l’eugénisme toute sa vie. En 1946, dans son discours inaugural à l’UNESCO, il déclare que l’eugénisme est « socialement indispensable » et qu’il faut trouver des moyens « politiquement acceptables » de l’appliquer.
Et c’est Julian Huxley qui, en 1957, invente le mot « transhumanisme » dans un essai intitulé Transhumanism et publié dans New bottles for new wine (1958). Il y définit le transhumanisme comme la croyance que l’homme peut et doit se transcender lui-même par la science et la technique.
Pourquoi cet eugénisme généralisé chez les Fabiens ? Parce qu’ils étaient des planificateurs. Économie planifiée (socialisme). Éducation planifiée. Santé planifiée. Donc, logiquement : reproduction et évolution planifiées. Si l’État doit gérer rationnellement les ressources économiques, pourquoi ne gérerait-il pas rationnellement les ressources humaines ?
L’eugénisme fabien n’était pas raciste au sens nazi (ils détestaient Hitler). Il était méritocratique : améliorer l’espèce humaine en favorisant la reproduction des « capables » (intelligents, éduqués, sains) et en décourageant celle des « incapables » (pauvres, malades, addicts, peu éduqués).
Le transhumanisme contemporain hérite structurellement des Fabiens : foi dans la planification scientifique, gouvernement par une élite technocratique, amélioration de l’espèce humaine par la technique, mépris (refoulé mais structurel) pour les masses « non-augmentées ». Leur différence ? Les Fabiens voulaient empêcher les « inaptes » de se reproduire (eugénisme négatif). Les transhumanistes veulent créer des surhommes (eugénisme positif). Mais la logique est identique : l’humanité doit être améliorée, et cette amélioration sera inégale.

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Retour vers le futur. 2024-2025. Les milliardaires de la Silicon Valley investissent des sommes colossales dans la « longévité radicale » et l’extension de la durée de vie humaine. Récapitulatif.
Le boss, d’abord : Peter Thiel, cofondateur de PayPal, investisseur dans Facebook, fondateur de Palantir Technologies. Fortune estimée : 7 milliards de dollars. Cet étrange individu aux veines proéminentes lui conférant des allures de « Mégamind » finance la Methuselah Foundation, organisation dédiée à l’extension de la vie humaine.
« Je pense qu’il y a probablement trois modes principaux d’approcher la mort. Vous pouvez l’accepter, vous pouvez la nier, ou vous pouvez la combattre. Je pense que notre société est dominée par des gens qui sont dans le déni ou l’acceptation, et je préfère la combattre. », déclare-t-il dans une interview dans The Washington Post (“Peter Thiel wants to inject himself with young people’s blood”, 2016).
Thiel investit dans des recherches sur la parabiose, la transfusions de sang jeune pour rajeunir les tissus. Il a déclaré, toujours au Washington Post en 2016 : « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles. » Pas de lézard. Il finance des projets de « seasteading », îles artificielles flottantes hors de toute juridiction étatique, où une élite pourrait (enfin) vivre selon ses propres règles.
Puis vient Boss n°2, la Bella Hadid de la surveillance mondiale : Larry Ellison, cofondateur d’Oracle. Fortune : 150 milliards de dollars. A donné plus de 500 millions de dollars à la recherche anti-âge ; il déclare : « La mort me rend furieux. Elle n’a aucun sens. »
Puis, troisième et sympathique camarade : Jeff Bezos, fondateur d’Amazon. Fortune : 200 milliards de dollars. A investi 3 milliards de dollars dans Altos Labs, startup dédiée au rajeunissement cellulaire par reprogrammation épigénétique.
Autre gentille sorcière, Sergey Brin, cofondateur de Google. Fortune : 100 milliards de dollars. A créé Calico (California Life Company) en 2013, filiale de Google dédiée à « résoudre le problème de la mort ».
Enfin, Voldemort himself : Ray Kurzweil, ingénieur, futurologue, directeur de l’ingénierie chez Google ; ingère quotidiennement plus de 150 pilules et suppléments pour « tenir jusqu’à la Singularité », moment hypothétique, qu’il situe vers 2045, où l’intelligence artificielle dépassera l’intelligence humaine et permettra l’immortalité digitale. Celui-dont-on-devrait-peut-être-plus-souvent-prononcer-le-nom prédit que les humains pourront « uploader » leur conscience dans des machines d’ici quelques décennies.
Dernier diable de ce recensement non-exhaustif : Aubrey de Grey, biogérontologue britannique, cofondateur de la SENS Research Foundation. A déclaré que « la première personne qui vivra mille ans est probablement déjà née. » (A roadmap to end aging, conférence TED, 2005) ; et que « Le vieillissement est barbare. Il tue 100.000 personnes par jour. Nous avons un impératif moral de le guérir. » – (We Will Be Able to Live to 1,000, interview dans MIT Technology Review, 2004).
Il est vraiment temps que je lise Boulgakov.
Mais soyons sérieux : qui aura accès à ces technologies ? Réponse honnête : les privilégiés. D’abord, et peut-être exclusivement. Et c’est bien « normal », puisque, jusqu’à preuve du contraire, nous sommes bien ici sur Terre.
Les thérapies de longévité radicale coûteront des centaines de milliers, probablement des millions de dollars. Comme toute technologie émergente, elles seront réservées à une élite, pendant des décennies – peut-être pour toujours.
À titre de comparaison : les smartphones sont devenus accessibles au grand public en vingt ans. Mais l’éducation de qualité ? Les soins médicaux de pointe ? Toujours réservés aux privilégiés. L’immortalité sera-t-elle démocratisée, ou restera-t-elle un privilège de classe ? Et face à ce précipice évolutionnel : osera-t-on penser les uns aux autres ? Cette seule question est, malheureusement, semble-t-il, devenue absurde, naïve, ridicule…
Le transhumanisme contemporain est structurellement et implicitement un projet de classe. Pas explicitement, bien sûr, personne ne dit : « Nous voulons l’immortalité pour nous seuls. » Mais les faits parlent : ce sont les milliardaires qui financent, qui investissent, qui auront accès en premier. Et rien ne garantit qu’ils partageront les fruits de leurs accomplissements.
Dmitry Itskov, milliardaire russe, fondateur du groupe de médias New Media Stars, lance, en 2011, l’Initiative 2045, projet transhumaniste explicitement inspiré de Nikolaï Fiodorov et du cosmisme russe. Objectif affiché : transférer la conscience humaine dans un avatar robotique d’ici 2045 (centenaire de la victoire soviétique de 1945, avec ce que cela sous-tend de revanche symbolique pour la Russie). Voici le programme, en quatre étapes : 1. Avatar A (2015-2020) : robot humanoïde contrôlé à distance par interface cerveau-machine ; 2. Avatar B (2020-2025) : transplantation d’un cerveau humain dans un corps robotique ; 3. Avatar C (2030-2035) : upload d’une personnalité humaine dans un cerveau artificiel ; 4. Avatar D (2040-2045) : conscience entièrement digitalisée, corps holographique.
Et je ne peux m’empêcher de me souvenir de la vision d’Ézéchiel. Les ossements-données numériques se rassemblent. La chair-avatar robotique revient. L’esprit-conscience uploadée réintègre le corps. Les morts revivent… La seule différence : chez Ézéchiel, c’est Dieu qui agit ; chez Itskov, c’est l’ingénieur.
Itskov cite explicitement Fiodorov, Vernadski, Tsiolkovski. Il organise des congrès internationaux (Global Future 2045) où il invite scientifiques, philosophes, leaders spirituels. Il se présente comme l’héritier du cosmisme russe, comme celui qui réalisera le rêve de Fiodorov. Mais il y a une différence fondamentale. Itskov ne parle jamais de ressusciter les morts. Il parle d’immortaliser les vivants. Et pas tous les vivants. D’abord lui-même. Puis ses amis milliardaires. Puis, peut-être, éventuellement, quelques happy fews. Interview au New York Times (2013), question du journaliste : « Pourquoi faites-vous cela ? » Réponse d’Itskov : « Je veux vivre éternellement. » Je. Pas nous. Je.
Quelle trahison, quelle différence avec l’héritage de Fiodorov, dont il se réclame pourtant à grand bruit ! Reprendre le vocabulaire de Fiodorov : résurrection, cosmisme, œuvre commune ; garder l’ambition technologique, mais inverser totalement le sens : de l’universel à l’égoïste, du don à l’appropriation, de l’humilité à l’orgueil. Fiodorov voulait que l’humanité entière devienne immortelle ensemble. Itskov veut devenir immortel d’abord, et tant pis pour les autres.
Autre question. Qui finance, et pourquoi ?
D’abord, les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). Google finance Calico et emploie Ray Kurzweil. Amazon finance Altos Labs. Meta (Facebook) investit massivement dans les interfaces cerveau-machine. Ces entreprises sont des monopoles, qui extraient la valeur du travail cognitif de milliards d’humains. Leur richesse repose sur l’exploitation algorithmique de nos données, de notre attention, de notre vie mentale. Ne nous méprenons pas : c’est à cela que notre usage quotidien des réseaux sociaux et des algorithmes sert : la digitalisation totale de la vie quotidienne. Elon Musk, quelque part, parle d’ailleurs d’une « réalité entièrement numérisée ».
Puis, le complexe militaro-industriel. La DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency, agence de recherche du Pentagone) finance massivement : neurotechnologies, exosquelettes militaires, stimulants cognitifs pour soldats, modifications génétiques. Objectif : le « soldat du futur », augmenté, surhumain, invincible.
Enfin, la finance spéculative. Fonds de capital-risque qui parient sur la « disruption » technologique. Le marché mondial de l’anti-âge est estimé à 600 milliards de dollars d’ici 2030. Pourquoi investissent-ils ? Trois grands P, comme Profit, Pouvoir et Peur. Un, le profit. L’immortalité sera le marché du siècle. Celui qui contrôle les technologies de longévité contrôle l’économie mondiale. Deux, le pouvoir : Qui contrôle l’immortalité contrôle l’humanité. Imaginez : les privilégiés vivent 500 ans, accumulent des fortunes pendant des siècles, dominent tous les secteurs. Les pauvres meurent à 80 ans. Quelle démocratie est possible dans ces conditions ? Évidemment aucune, mais cela, nous l’avons tous, je crois, bien compris. Et, quel contre-pouvoir ? « Quel silence, alors… » (Beckett). Et, bien sûr, trois, la peur : Les « ultra-riches » ont peur de mourir. Leur argent ne les protège pas encore de la maladie, du vieillissement, de la mort. Mourir est intolérable. La mort doit pouvoir s’acheter, se conquérir, comme le reste. Cela va effectivement de soi. Le transhumanisme est le dernier et le plus sublime, au sens de Burke, fantasme du capitalisme : marchandiser la vie elle-même, privatiser l’immortalité, transformer la condition humaine en produit de luxe. Je suis sûre que Baudelaire aurait adoré cela.
Quand Fiodorov voulait ressusciter les corps ; chair, os, sang, matière ; les transhumanistes veulent « uploader » les consciences, abandonner le corps, cette chair vulnérable.
Le corps, c’est à dire la reproduction, la naissance, la dépendance à la mère, est une horreur. Le fantasme transhumaniste de l’upload est peut-être un fantasme masculiniste : s’affranchir de la mère, de la naissance, de la finitude corporelle, de la chair féminine. Devenir pur esprit, pur code, pur logos. C’était la thèse de Donna Haraway ; dans son Manifeste cyborg (1985), elle avait identifié cette dimension : le cyborg est un fantasme de parthénogenèse masculine, de reproduction sans mère. Why not.
Le transhumanisme rêve d’un monde sans mères, et donc sans Démiurge. Un monde sans corps, sans chair, sans finitude. C’est une gnose technologique : le corps est une prison, la matière est mauvaise, seul l’esprit (le code, l’information) compte. Voir, sur YouTube les récentes et édifiantes interviews de Nick Land.
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Martin Heidegger, dans La Question de la technique (conférence de 1953, publiée en 1954), avait pour thèse centrale que « la technique moderne est un danger ». Pourquoi ? Parce qu’elle transforme le monde entier en « fonds disponible » (Bestand). Tout devient calculable, exploitable, stockable. La nature n’est plus contemplée, elle est exploitée. L’homme lui-même devient une ressource. Et surtout : la technique nous fait perdre notre « être-pour-la-mort » (Sein-zum-Tode) – cette conscience de notre finitude qui, selon Heidegger, nous rend « authentiquement humains » (sic). C’est la mort qui donne sens à nos choix, urgence à nos actes, profondeur à notre existence. Donc, conclusion implicite de Heidegger : il faut renoncer à la technique moderne. Accepter la mort. Revenir à un rapport plus « originel » au monde.
Martin Heidegger a, comme on sait, adhéré au parti nazi en 1933. Est devenu recteur de l’université de Fribourg sous le Troisième Reich. Il n’a jamais renié cette adhésion. N’a jamais présenté d’excuses. Après la guerre, il a continué à philosopher, comme si de rien.
Sa critique de la technique est inséparable de son refus de la modernité, de la démocratie, de l’égalité, de l’universel. Son refus de la technique est un refus de l’universel. Il préfère un monde « authentique » (c’est-à-dire : hiérarchique, enraciné, inégalitaire) à un monde technique et égalitaire.
Il faut évidemment refuser le refus heideggerien. Méfions-nous, comme l’écrivait Bernard-Henri Lévy à propos des totalitarismes et extrémismes, de « la pureté dangereuse », car elle conduit inévitablement à la mort. Or, et contre Heidegger, la mort n’est pas notre essence. C’est notre malédiction. Nous avons le droit, le devoir de nous battre contre elle.

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Francis Fukuyama, Our Posthuman Future (2002), célèbre pour sa thèse de la « fin de l’histoire » après la chute du communisme, devient bioconservateur, et refuse toute modification génétique, toute augmentation de l’être humain. Pourquoi ? Parce que cela détruirait « la nature humaine », qui est selon lui le fondement de la démocratie et des droits de l’homme. Si nous modifions génétiquement les humains, si nous créons des surhommes, nous détruisons l’égalité fondamentale qui rend la démocratie possible. C’est un peu court, mais Fukuyama a raison sur un point crucial. Si seule une élite accède à l’augmentation cognitive et génétique, à l’extension de vie, cela détruira effectivement l’égalité, donc la démocratie.
Mais : la solution n’est pas le refus. La solution est peut-être, très humblement, de chercher à préserver un certain souci de l’universalisation.
La « nature humaine » n’existe pas comme essence fixe. Ou plutôt : elle est historique, changeante. C’est le devenir-sphinx de l’homme qui importe et qui prime, en vérité. L’Homo sapiens d’il y a 50.000 ans n’avait ni langage écrit, ni agriculture, ni État, ni science. Était-il moins humain ? Non. L’humanité se transforme constamment. C’est sa nature même. Ontologique de l’artifice. Transcendantal de la fiction. À l’autre bout du spectre, Nick Land n’a pas entièrement tort… Refuser toute modification, c’est sacraliser arbitrairement l’état actuel. Un conservatisme déguisé en humanisme.
La vraie question n’est pas : faut-il modifier l’humain ? La vraie question demeure : qui aura accès aux modifications ? Tous ou seulement une élite ?
« Fils de l’homme, ces os pourront-ils revivre ? »
Nous sommes aujourd’hui les captifs hébétés de cette autre vallée. Entourés d’ossements et de tous nos morts ; des milliards d’humains ont vécu, souffert, aimé, espéré, puis disparu dans le néant. Pourront-ils revivre ?
Pendant des millénaires, la réponse semblait évidente : c’est impossible. Seul Dieu peut ressusciter les morts, à la fin des temps, par grâce ; par miracle. Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire humaine, nous pouvons répondre : peut-être. Peut-être que la science, un jour, bientôt, si on en croit nos prophètes contemporains (qui sont aussi, ne l’oublions pas, pour la grande majorité, de fins théologiens…) permettra de reconstituer les corps, de ramener les morts. La promesse d’Ézéchiel sera peut-être accomplie par les humains eux-mêmes.

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L’on peut distinguer dans cet essai, schématiquement, deux pôles extrêmes du transhumanisme.
Un, ce que j’appelle, pour simplifier et expliciter mon propos, « l’extrême gauche transhumaniste » : Ézéchiel, Fiodorov, le cosmisme russe. Universalisme radical. Tous ou personne. Résurrection collective. Œuvre commune. Égalité absolue. Refus de toute hiérarchie. Ascétisme. Humilité. Justice. Solidarité ontologique avec les morts et les vivants.
Deux, « l’extrême droite transhumaniste » : Nick Land, Peter Thiel, la Silicon Valley et le mouvement « accel », pour accélérationnisme. Hyper-puissance. Darwinisme technologique. Nietzsche et Deleuze réinterprétés : flux, intensité, déterritorialisation, devenir-inhumain. Le capitalisme comme force cosmique qu’il faut accélérer jusqu’à la rupture. Compétition. Hiérarchie assumée. Innovation débridée. Refus de la régulation au nom de la puissance pure.
Incarné par le brillant, terrifiant, fascinant Nick Land, philosophe britannique, disciple hérétique de Deleuze, théoricien de l’accélérationnisme de droite : laisser le capital se déployer sans entrave, détruire toutes les structures anciennes (État, morale, humanité), accélérer vers le post-humain. Aujourd’hui explicitement néo-réactionnaire (Dark Enlightenment), défenseur de la technocratie autoritaire, contempteur de la démocratie, apôtre de la loi des plus forts.
Entre les deux : un espace, peut-être. Un spectre des possibles. Des positions intermédiaires, des compromis, des hybridations. Un genre de « centrisme transhumaniste », pour le dire vite. Oui, peut-être faut-il les deux, universalisme et exception, marcher sur les deux jambes. Les deux extrêmes sont, me semble-t-il, nécessaires, complémentaires – en même temps, comme dit l’autre.
Sans « l’extrême droite » (Land, Silicon Valley, accélération, hyperlibéralisme) : pas d’innovation radicale, pas de percées technologiques, pas de milliardaires prêts à risquer des milliards sur des projets fous (immortalité, IA, conquête spatiale, modification génétique). Stagnation, bureaucratie, médiocrité. Cela ne peut que mal se finir. Paralysie démocratique, où tout projet audacieux est étouffé en un consensus mou, informe, pas à la hauteur du moment historique. Crime contre l’évolution qui, je le rappelle, est notre véritable essence.
Mais, sans « l’extrême gauche » (Fiodorov, universalisme, régulation) : une dystopie élitiste, techno-totalitaire, immortalité pour 0,001% de l’humanité, masses exploitées, brisées, monstrueusement dominées. Effondrement social. Révoltes. Catastrophe globale. Destruction du système lui-même par ses propres contradictions. Une injustice odieuse, car évitable.
Il faut donc, et pas besoin d’être Einstein pour s’en rendre compte, les deux ensemble. C’est-à-dire, et même si cela semble un peu arriéré, bienpensant, détrompez-vous, ça ne l’est pas, laisser de l’espace pour une micro-respiration critique. Un millimètre pour l’homme. « Encore une minute, Monsieur le bourreau… » ; mais une minute institutionnalisée.
Laisser l’accélération se déployer : Silicon Valley, milliardaires, compétition, innovation débridée, recherche sans limites morales préalables. Oui aux CRISPR bébés ; oui aux interfaces cerveau-machine ; oui aux thérapies anti-âge réservées d’abord aux riches ; oui à l’inégalité temporaire comme moteur de progrès ; oui à l’avant-garde qui avance de plus en plus vite – mais réguler minimalement, pas par moralisme, mais pour le perfectionnement du système lui-même, et afin d’éviter que celui-ci ne nous avale et ne nous oppresse complètement. Car alors, il sera trop tard…
Éviter l’effondrement social, le repli totalitaire, et la mise aux fers de l’intelligence humaine ; si les inégalités deviennent trop extrêmes, le chaos pourrait entraîner la destruction du système, et du sens même de la liberté humaine : même une élite immortelle a besoin d’une base sociale stable.
Garantir une universalisation partielle (juste un léger souci… un maigre sursis… ne serait-ce que nous laisser l’illusion que nos destins sont entre nos mains), progressive, afin de garantir la participation active des individus à l’architecture de l’avenir : les technologies d’immortalité doivent finir par pouvoir être accessibles à tous. Pas immédiatement, ce serait impossible économiquement, mais à terme. Comme les antibiotiques, les vaccins, les smartphones : d’abord rareté, puis démocratisation. Brevets publics après 20 ans… Recherche financée par l’État… Accès universel garanti à long terme… Autrement, à quoi bon continuer, à quoi bon vivre ?
Maintenir une microscopique respiration démocratique : débat public, contrôle citoyen minimal (même symbolique), feedback démocratique, ne serait-ce que pour la forme. Pas pour bloquer l’innovation, mais pour que le système ne devienne pas totalement opaque, totalement fermé, totalement illégitime. Et que les hommes ne sombrent pas totalement. Même un système technocratique a besoin d’un minimum de légitimité pour fonctionner.
Pas de moralisme naïf, ni de refus technophobe, donc. Pas d’égalitarisme paralysant.
Mais pas non plus d’accélération aveugle. Pas de darwinisme social absolu. Pas de dystopie élitiste définitive.
Concilier Fiodorov et la Silicon Valley. L’universalisme et l’hyper-puissance amorale, antihumaniste, luciférienne, mais sans âme. Concilier l’égalité (comme horizon) et l’inégalité (comme moteur temporaire de libération).
C’est une dialectique, pas une synthèse molle. Pas même une voie du milieu, mais une tension productive entre deux forces opposées qui se stimulent mutuellement.
L’accélération sans régulation mène à l’anéantissement de l’esprit et de la raison. La régulation sans accélération mène à la stagnation, et donc aussi à l’anéantissement. Il faudrait donc les deux, ensemble, et en tension.
La mission de notre génération, et des suivantes, est de tenir cette tension entre accélération et régulation au maximum.
Ni l’utopie irréalisable de Fiodorov, ni la dystopie élitiste de Land et Thiel : une troisième voie : l’immortalité progressivement universalisée, débridée, mais maîtrisée… dans une tension permanente entre accélération et régulation, donc.
Le choix est politique. Pas technique ni scientifique.
Ces questions se posent maintenant. En réalité, elles ne se posent presque plus, mais quand même… Les technologies se développent ; les investissements se font ; les brevets se déposent. Les inégalités se creusent. Il faut, au moins, en discuter.
De la vie éternelle en l’Éden, à l’immortalité digitale… de la résurrection des morts à la reconstruction par IA… du salut de l’âme au téléchargement de la conscience… des prophètes aux ingénieurs… de l’apocalypse à la singularité en 2045…
Une certitude, l’interdit théologique se sera révélé être un impératif.
Dans la Bible, Dieu nous ressuscite ; l’homme est passif : il reçoit la grâce, la résurrection est spirituelle autant que physique. Avec le transhumanisme, c’est l’homme qui ressuscite (lui-même, les autres), il est alors actif, maître de son destin, il se fait dieu.
Voulons-nous, vraiment, devenir les esclaves éternels de notre propre génie ? de notre propre passion pour la liberté ? Quelle tragédie amusante ce serait, si celle-ci n’était pas réelle…
Voilà, nous y sommes. La résurrection est désormais technique, la dimension spirituelle disparaît. Les transhumanistes actuels (Kurzweil, Thiel) ne parlent plus de Dieu. Ils ont complètement sécularisé le projet. Cent ans après Hiroshima, 2045 sera-t-elle l’année d’une apocalypse heureuse, et raisonnable ? Encore une fois, il est permis d’en douter…
George Bernard Shaw, dans Man and Superman (1903) écrivait : « L’homme raisonnable s’adapte au monde ; l’homme déraisonnable persiste à essayer d’adapter le monde à lui-même. Par conséquent, tout progrès dépend de l’homme déraisonnable. »
Et, interviewé en 1961 par la BBC, Aldous Huxley, interrogé sur la probabilité que ses visions dans Rave New World se réalisent, répondait ceci : « L’on peut dire que, dans toute l’histoire récente, notre relation à la science et à la technologie montre que lorsqu’on plante la graine des sciences appliquées ou de la technologie, elle grandit, d’après les lois de son propre être, et les lois de son être ne sont pas nécessairement les mêmes que les lois de notre être ; donc, ce dont tout le monde se rend compte, c’est ce sens, que l’homme est soumis à ses propres inventions, et qu’il devient la victime de sa propre technologie, la victime de ses sciences appliquées, plutôt que d’être en contrôle de celles-ci. Comment en garder le contrôle ? C’est tout le problème. C’est peut-être le plus grand problème de notre temps. Comment s’y prend on pour faire usage de ces choses ? La question est déjà posée dans les gospels : le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat. De la même façon, la technologie a été faite pour l’homme, et non l’homme pour la technologie. »
Tétanisés devant cet impensable impensé, ahuris, fascinés que nous sommes devant le chaos libéral qui s’est mis en branle depuis quelques années, et va s’intensifier de manière hyper-exponentielle, il semble plus que probable que les pires instincts de l’individu, de l’empire et du marché l’emportent sur la raison et l’intérêt général (l’intérêt général… le collectif… encore une fois, ces concepts semblent avoir perdu toute légitimité). Nick Land et Peter Thiel nous poussent. Mais Fiodorov et Ézéchiel nous interrogent : « Ces os pourront-ils revivre ? »
Revivre, vraiment ?
De la vallée d’ossements d’Ézéchiel aux laboratoires de la Silicon Valley, de Prométhée volant le feu aux ingénieurs uploadant la conscience, une même question traverse les millénaires : l’homme déraisonnable qui refuse la mort est-il un prophète du progrès, ou un apprenti sorcier promis au châtiment des dieux ? En 2045, nous le saurons peut-être. Et si Prométhée avait raison de nous prévenir, il sera trop tard.
Je n’ai, en posant tout ceci, au fond, qu’une seule conviction : qu’on arrive à bout, ou non, la mort survivra.
Et l’empire de Virgile demeurera, lui, bel et bien éternel.
Et de conclure avec Daniel (2:40-45) :
« Il y aura un quatrième royaume, fort comme du fer ; de même que le fer brise et rompt tout, il brisera et rompra tout, comme le fer qui met tout en pièces. […] Tu as vu le fer mêlé avec l’argile, parce qu’ils se mêleront par des alliances humaines ; mais ils ne seront point unis l’un à l’autre, de même que le fer ne s’allie point avec l’argile. Dans le temps de ces rois, le Dieu des cieux suscitera un royaume qui ne sera jamais détruit, et qui ne passera point sous la domination d’un autre peuple ; il brisera et anéantira tous ces royaumes-là, et lui-même subsistera éternellement. C’est ce qu’indique la pierre que tu as vue se détacher de la montagne sans le secours d’aucune main, et qui a brisé le fer, l’airain, l’argile, l’argent et l’or. »
À bon entendeur, ciao.
Bibliographie
La Bible (Ancien et Nouveau Testament) ; particulièrement : Genèse 3 ; Ézéchiel 37 ; Isaïe 14 ; Isaïe 26:19 ; Daniel 12:2.
ALEXANDRE, Laurent, La Mort de la mort, JC Lattès, 2011.
ANDERS, Günther, L’obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, Gallimard.
BÉDARIDA, François, La Société anglaise du milieu du XIXe siècle à nos jours, Seuil, collection « Points Histoire », 1990.
BESNIER, Jean-Michel, Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Pluriel, 2012.
CAROL, Anne, Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation, XIXe-XXesiècle, Seuil, 1995.
CROWLEY, Aleister, Magick: Liber ABA, Book 4, traduit par Spartakus FreeMann, Éditions Camion Noir, 2018 ; Le Livre de la Loi, traduit par Philippe Pissier, Éditions Arqa, 2008.
FUKUYAMA, Francis, La Fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique, traduit par Denis-Armand Canal, Gallimard, collection « Folio Essais », 2004.
FIODOROV, Nikolaï, Philosophie de l’œuvre commune, traduction et présentation par Maxime Leroy, Éditions des Syrtes, 2023 (première traduction française intégrale) ; N’ayons pas peur de l’univers ! Écrits du cosmisme russe, édition établie par Maxime Leroy et Anastasia Lévy-Bertherat, Éditions Gallimard, collection « Connaissance de l’Orient », 2022.
GROTHENDIECK, Alexander, « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », conférence donnée à l’amphithéâtre du CERN, le 27 janvier 1972.
HEIDEGGER, Martin, La Question de la technique, dans Essais et conférences, traduit par André Préau, Gallimard, collection « Tel », 1958 (réédition 1980).
HUXLEY, Julian, New Bottles for New Wine, Chatto & Windus, 1957. Note : Il n’existe pas de traduction française disponible.
LAND, Nick, Fanged Noumena: Collected Writings 1987-2007, Urbanomic/Sequence Press, 2011.
LÉVY, Bernard-Henri, La Pureté dangereuse, Grasset, 1994.
MEADOWS, Dennis et Donella, RANDERS, Jorgen, Les Limites à la croissance (dans un monde fini), Rue de l’Échiquier, 2012.
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, traduit par Geneviève Bianquis, Flammarion, collection « GF », 2006 ; Par-delà bien et mal, traduit par Patrick Wotling, Flammarion, collection « GF », 2000.
PENDLE, George Strange Angel, The Otherworldly Life of Rocket Scientist John Whiteside Parsons, Harcourt, 2005.
SHAW, George Bernard, Homme et surhomme, traduit par Augustin et Henriette Hamon, Aubier, 1954.
TEILHARD DE CHARDIN, Pierre, Le Phénomène humain, Seuil, collection « Points Essais », 1955 (réédition 2007) ; L’Avenir de l’homme, Seuil, 1959.
THIEL, Peter, avec MASTERS, Blake, De zéro à un. Comment construire le futur, traduit par Anatole Muchnik, JC Lattès, 2015.
WELLS, H.G., Anticipations, 1901 ; La Machine à explorer le temps (1895), traduit par Henry-D. Davray, Gallimard, collection « Folio-SF », 2016.

Qu’est-ce-que c’est que cette histoire ?! Inventer l’immortalité ? Mais elle existe déjà ! Nous connaissons tous des gens qui sont immortels. Je peux même en citer, en vrac, quelques-uns:
Michel-Ange, Einstein, Shakespeare, Aristote, Marcel Proust, Newton, Picasso, Virginia Woolf, Victor Hugo, Cervantes, Lincoln, Pythagore, Jeanne d’Arc, Voltaire, Kant, Léonard de Vinci, Simone de Beauvoir, Gauss, Dunant, etc, etc.
Pour le reste, les bonnes âmes qui veulent que l’humanité soit pure, parfaite, exempte de corruption, que la vie éternelle se passe sur terre et non plus là-haut, que les races impures, les individus défectueux soient éjectés, ces bonnes âmes ont souvent créé, à défaut d’immortalité, des machines à tuer.
L’angoisse de la mort est toujours là. Il est vrai que les machines ne l’éprouvent pas. Se mettre dans la peau d’une machine, voilà un beau sujet de roman. Qu’en pensez-vous ?