Restés identiques à eux-mêmes tout au long des siècles, il y a des lieux voués à incarner, par-delà les aléas des temps, l’idée d’embellissement du monde. C’est ainsi que le chef-d’œuvre fait de modestes maisons basses de pêcheurs, de saulniers et de vignerons qu’était le village d’Ars en Ré, est devenu par greffes successives la seconde patrie d‘une colonie d’aficionados parisiens, fidèles de génération en génération à l’esprit des lieux. Avec eux, Ars, de plus bel, est resté ce microcosme parfait d’urbanité égalitaire, qui valut au village d’être élu à la fin du dix-neuvième siècle par les grandes figures de l’anarchie comme leur phalanstère de prédilection.

Parlons du sentiment d’appartenance des iliens d’adoption d’Ars en Ré.
Seriez-vous natif(-ve) du village, exilé(e) parisien(-ne) à demeure, auriez-vous tous les titres d’insularité requis ? Auriez-vous, par exemple, accroché aux murs de votre demeure – venelle du Suroî t – un tableau de Wiaz représentant le clocher noir et blanc d’Ars défiant le ciel d’un trait vengeur ? Auriez-vous contracté le virus patrimonial d’Ars en Ré au point de patiner le bouton de porte de votre chais séculaire mué en maison d’été ? Pratiqueriez-vous le cyclopédisme familial pour rallier à la queue leu-leu les Frères de la Côte à marée haute ? Prendriez-vous pension hiver comme été aux tables arrières du Café du commerce sur le port d’Ars ? Seriez-vous tout cela à la fois et d’autres choses encore, que, ces pré-réquisits remplis, il vous reviendrait de donner toujours plus à votre habitation le lustre d’authenticité que le génie des lieux réclame dans les moindres détails.

Fruit d’une patiente récolte chez les brocanteurs et les antiquaires charentais, enrichie des dons ou des achats aux artistes en vogue, c’est tout un art d’intérieur qui veut que la démarche décorative jamais ne transpire. Et que sous les dehors du vernaculaire, du vieilli, du patiné, elle s’efface d’elle-même. Les penseurs italiens de la Renaissance appelaient cela la sprezzatura, l’art de cacher l’art par l’art.

La recette est simple. Peupler l’espace d’objets éclectiques. Mêler les reliques vintage, les formes dépouillées, les choses austères aux créations baroques, marier l’ancien et le contemporain, le terroir et les métropoles. Tempérer ici ou là la mixité des artefacts par un zeste d’incompatibilité entre les styles et les époques. Ajouter même un peu de mauvais goût, afin d’introduire dans la composition d’ensemble une note d’étrangeté bienvenue. En vertu de quoi ces objets et pièces d’art disparates feront  de votre habitation à Ars une manière de cabinet de curiosités.

Même chose pour le bâti. Murs spartiates où règne le salpêtre, vieux parquets en sapin pauvre, poutres apparentes mal équarries et blanchies à la chaux, serrures grinçantes des chambres à l’étage. Quant à la végétation dans les cours ombragées, quelques essences rares feront penser à un jardin de curé exotique (le jardin, pas le curé) qui (le curé, pas le jardin) prendrait en secret des bains de soleil hédonistes. 

Se refusant à toute ostentation, une Amicale élitiste pratique à Ars en Ré un arte povera existentiel savamment dosé, reposant sur un savoir-faire anciannisé…et des arrières solides. Classe de loisir s’il en est, cette schickeria à la française prodigue un art de vivre harmonieux, accueillant, hospitalier. Sauf les autos de collection livrées à l’admiration publique lors de défilés sur le port – les voitures rapides n’étant pas admises. Pas plus on ne vient en jet privé à La Rochelle. Pas plus on ne se pose en hélico dans les marais salants. Bref, c’est une dolce vita tonique et sage à l’ombre des pins parasols, sur les plages de sable balayées par les vents atlantiques. C’est tout un univers pour heureux du monde rebelles au modernisme, aux villas avec piscines à débordement, aux bolides marins des rivages azuréens.

Les fiestas, l’été à Ars, sont aussi sages que le reste : un orchestre tsigane enchaîne les scies du passé, les mêmes couples se retrouvent d’août en août identiques à eux-mêmes, les jeunes mettent leurs pas dans les pas des aînés. Coexistant dans l’accordance des choses avec ses alter ego du Marais, la mince tribu originaire de la Rive Gauche a du vague à l’âme (« Aurions-nous, tout ce demi-siècle, labouré la mer ? »), mais l’actualité, la politique sont bannies le temps d’une nuit d’été.

Entre deux fêtes sous la voûte étoilée, on se soucie du bien commun. Fédératrice des bonnes volontés citoyennes, une médiatrice de renom, Valérie Solvit, a orchestré pour la restauration de l’église Saint-Etienne une exposition-vente de tableaux qui a battu cet été les records d’affluence. Une pléiade d’artistes bénévoles, pinceaux fameux et faiseurs de chromos, se donnaient fraternellement la main. 

Quelques têtes pensantes à Ars, qui n’en manque pas, mûrissaient à huis clos une tout autre croisade, qui frise l’utopie et le politiquement incorrect : haro sur les porteurs de bermudas en tongs et pousseurs de poucettes, qui tiennent l’église d’Ars pour un lieu du même ordre qu’un magasin Carrefour et y déambulent bruyants, désœuvrés, étrangers à toute transcendance. « Vous vivrez comme des porcs » prophétisait un contempteur du futur, le dramaturge anglais John Arden. Le laisser-aller vestimentaire est vu à Ars par les puristes comme une atteinte au vivre ensemble. On invoque le respect dû aux lieux – édifices religieux, musées, monuments – où souffle l’esprit, là où règnent le beau, l’intemporel, là où gît la mémoire des siècles. Bannis demain le bermuda en pleine messe, la poussette roulant sur le pavement du sanctuaire, le flip-flap des tongs dans le déambulatoire ? Bébés à l’église d’Ars en Ré : tous dans les bras maternels ? Ce serait comme les Vierges à l’enfant, peintes aux temps jadis. On verra bien.