J’ai eu un jour quinze ans et j’hurlais tout haut : « Il faut faire des choses. » J’en ai vingt-deux et j’ai l’impression de ne plus être assez fort pour mettre en pratique mon principe de vie autoproclamé. Je me suis mis à douter tel le héros shakespearien cocu avant d’avoir été trompé, paralysé par l’avant et qui finit par s’éventrer en guise de destin accompli : j’étais devenu un capable. Je me plaisais dans cette situation. Je passais des jours entiers allongé dans mon lit d’enfant changé en mouroir. Le temps d’hiver, le baromètre statique, les prévisions négatives me confortaient dans mon hibernation. Mon corps refusait les mouvements de fond et ne s’autorisait qu’à une danse compulsive, à même le drap, faite de spasmes et de coups de hochets, comme le poisson à qui on retire l’eau. J’ai bu la tasse à force de respirer trop calmement. Cette baisse de tension me devenait fatale.
Je repensais à cette génération de 1815 post-napoléonienne que j’avais tant aimé étudier dans les classes et qui semblait, comme la nôtre, née au ban du monde, à l’ombre du rêve brisé. Mais notre mal du siècle à nous est dépourvu de sens sismique (j’entends par là toutes les belles paroles, échappées et promesses que les langues aiment à couronner d’-ismes).
Comment voulez-vous qu’une telle engeance soit apte à s’engager ? Moi qui fus toujours le plus précoce, j’étais le premier touché par cette baisse d’ambition. Moi qui avais voulu incarner le Rastignac intramuros, conquérant du presque tout, ma conscience vautrine sur ce coup-là me disait de baisser les bras et m’enseignait la défaite. À quoi bon lutter contre cette clameur intestine qui paralysait tout mon corps ? J’avais tout gagné, me répétais-je, en essayant de me calmer. C’était ce qu’on voulait me faire croire. Pendant quelques temps, j’avais de bonnes excuses, principalement scolaires – des études pour lesquelles je n’ai jamais su entièrement me sacrifier, signe précurseur de l’échec qui m’attendait patiemment puisque personne n’a jamais enfanté une pomme d’or avec des entrailles mi-figue, mi-raisin. Ce verger a ses raisons. J’y cherchais le fruit manquant, invisible pour l’œil habillé, mais flagrant pour un cœur éventré à la vision volontairement disponible, étirée, immense comme une porte ouverte sur la nuit : le sens que révèle l’absence. RECONNAISSANCE. Ce mot ne m’a jamais plu. Il ne m’a jamais alléché l’esprit pour que je le retourne, sur le grill, jusqu’à ce que son sang s’échappe, son fumet m’affame puis me cap- ture en bas de page.
Je ne lui trouvais rien et il me fait un peu peur. Je pourrais le déconstruire, chercher tous les hiéroglyphes qui poussent au dos de ses voyelles. Mais je crains d’avance la vérité profonde qui s’y cache. Je pourrais le rayer à vif en un trait d’humour. Mais je crains de voir ce qui se profile derrière ce rire faussé. La reconnaissance est devenue mon désir vital, mon cancer cauchemardesque, ma perte. Heureusement je ne suis pas seul. Je peux m’en assurer en regardant les gens de mon âge qui semblent tout comme moi épouser ce travers, d’un même geste, d’un même frémissement collectif, tel un troupeau violé par la présence du loup (La Boétie je te maudis chaque jour d’avoir eu tant raison !), un troupeau de moutons qui aurait en même temps la chair de poule. L’omnipotence des réseaux sociaux symbolise le mal d’une génération qui veut être reconnue avant d’avoir fait des choses – je n’en dirai pas plus à ce sujet, je laisse la primauté des doigts pointés aux psychiatres des chaînes publiques. Moi, de mon côté, je cherche des solutions. J’ai d’abord voulu créer ma propre reconnaissance, tromper mon corps en me l’administrant moi-même, par piqûres. Il fallait juste se mentir un peu, mais avec la manière. Pas de problème : j’ai toujours souhaité être un fabuliste officiel plutôt qu’un mytho de bas étages. Je décidais de plagier dix écrivains qui, chacun dans une lettre inventée, se seraient adressés à la jeunesse d’aujourd’hui afin de la conseiller, de la redresser et de la reconnaître. Mais comment choisir ? Bien sûr je me méfiais des anthologies et des trop gros poissons. J’avais dans l’esprit dix écrivains de mon cœur, dix oubliés de la pléiade, dix rejetés du salon du livre où l’on n’a jamais osé parler littérature, dix absents des revues glacées des trente-cinqnaires impuissants qui parviennent à faire de Ménilmontant un crématorium de la pensée originale et libérée, à l’encontre de l’origine du lieu. Comme dans un rêve d’orphelin, je voulais choisir mes pairs et forcer leur reconnaissance. Je ne vous parle pas d’une reconnaissance aveugle, triomphaliste, bercée au gré du mythe de l’enfant chéri. Ce rôle manque cruellement de didascalies et d’aparté : il pense que les qualités d’un nombril justifient le fait de tourner la page à tout le reste ; l’enfant chéri n’est qu’un aveugle. Non. Je parle d’une reconnaissance juste, éclairée, qui fait sauter le verrou de toutes les morales pour nous élever au-dessus des tranchées du quotidien où la vie sert parfois d’œillère mais qui sait également envoyer une bonne claque qui fait mal, pesante comme une vérité, et dont on a tous besoin un jour ou l’autre, en pleine gueule. Je voulais une reconnaissance divine.
Bien entendu, chacun aurait son domaine réservé, ses prérogatives, selon sa spécialité, son fanatisme et ses obsessions. Léon-Paul Fargue nous enseignerait son urbanisme sentimental pour refaire de Paris un théâtre où le poulailler a plus de valeur que l’orchestre, loin de la commedia sans arte d’aujourd’hui ; Arthur Cravan serait notre modèle pluridisciplinaire, docteur ès polyvalence, qui rappelle sans cesse qu’un champ lexical ne vaut que lorsqu’on le malmène ; Jacques Rigaut nous donnerait la vraie teneur du suicide, sortie de secours la plus haute certes mais qui comprend malgré elle un certain degré de lâcheté ; André Hardellet nous aiderait à réhabiliter les mathématiques de nos sentiments, en premier lieu la règle qui fait du corps de la femme notre nombre d’or ; André de Richaud martèlerait la Famille pour en sortir un jus de fruit poétique où les grands traumatismes plombant se changent en belles phrases pleines d’espoirs ; André Pieyre de Mandiargues nous chuchoterait avec la préciosité qu’on lui connaît et qui lui sert à atténuer son esprit mal vissé qu’une bite qui bande ne vaut de bander que si elle pense aussi ; Saint-John Perse nous parlerait du poids terrible des grains de sable, du poids allégé de l’exil et du fait que la langue étrangère est l’unique voix poétique ; Roger Gilbert-Lecomte se taillerait une place tout devant pour nous rappeler que la vie et l’esprit valent souvent plus que l’œuvre ; René Crevel répliquerait en montrant que la seule présence est parfois plus forte que l’engagement ; et enfin Daumal terminerait en soulignant que l’infini ne vaut d’être vécu que s’il est inachevé.
Je reprends mon souffle. J’avais tant besoin de leurs conseils, de leurs mots de réconfort que j’étais prêt à les inventer, à tout écrire moi-même. J’avais besoin de matérialiser les fantômes aimés de ma bibliothèque en des phrases murmurées rien que pour moi et pour tous mes semblables. J’avais besoin d’eux, écrivains de mon cœur, souvent frères incestueux, pères adoptifs, amis indivisibles. Un portrait de famille à eux seuls. Un portrait de ma famille. Malheureusement j’entendais déjà s’élever le chant des limites : « Tu leur fais dire ce que tu veux. Tu triches. Tu les caricatures. » C’est vrai. J’ai vite compris que je confectionnais un spectre de reconnaissance, enraillé car sans entrailles, rassurant le temps d’une saison, mais pas plus. Je me retrouvais seul, handicapé de lectures et de vérités trop justes pour ne pas me faire flancher, écrasé de nuits et de lunes sur qui on a déjà tout dit. Comment écrire après eux ? Il n’y a qu’un espoir : il faut leur rendre les honneurs par une inclinaison sans bassesse. Il n’y a pas de geste plus ardu à réaliser et les nommer tous ici, c’est déjà pour moi essayer d’y parvenir. Je sens un poids qui se désamorce, un nœud qui se libère enfin : la reconnaissance des pairs s’en va et me laisse en paix. Il me reste à attaquer le fond du problème.
La reconnaissance a des vertus de jouissance créatrice qu’il faut savoir empoigner. Mais il faut la confiner à l’étincelle sinon elle devient le bûcher de nos ambitions. Il faut s’en libérer après coup, par le travail sur soi, sa propre réécriture, ce lent va-et-vient de vague rouillée mais essentielle (pour ne pas dire : ce travail de conscience), cette contraction ultime de l’esprit – puisqu’il s’agit de son propre esprit – qui grince, qui retranche amèrement mais qui, depuis la première aube, polit la dureté de notre existence. Mettre en joug la reconnaissance qu’on a voulu nous refuser, c’est commencer à écrire. Se libérer de l’autorité qui sommeille à demi derrière cette première étape, c’est accomplir ce qu’il y a de bien plus dur qu’un simple commencement : c’est continuer à écrire. Le besoin de reconnaissance accouplé au désir d’aller à l’encontre de l’autorité officielle, c’est ce qui m’a permis de publier mon premier livre comme on crache au visage de l’ennemi. Mais cette dialectique paralysante s’est vengée en m’enfermant dans un combat, sa revanche, que je ne pouvais pas gagner : elle m’a opposé à mes propres principes, à ma propre vie que je m’étais pourtant juré de choisir. Je me libère aujourd’hui en prêtant serment à la seule autorité qui n’appelle pas à une reconnaissance soldée, à l’origine de ma ruine : la mienne. Mon autorité. Non pas par individualisme sourd ou jugement clos. Mais car elle uniquement ne jauge que l’œuvre et rien d’autre. Elle contre tous les regards, tous les verdicts, toutes les attentes qui constituent l’autorité. Elle repousse tous les sous-entendus sociaux et toute la reconnaissance sous-attendue qu’ils induisent. On reste seul à seul, avec son travail et sa rigueur, sans seconde pensée. Voué à l’essentiel, c’est le seul sommet qui m’intéresse. Le sommet de soi-même, qu’on parcourt pour soi et avec l’autre sans qu’il devienne l’incarnation de l’autorité. Il faut être assez fort pour personnifier ce mal qui nous est propre, c’est l’unique moyen de le vaincre. J’ai eu un jour quinze ans et j’hurlais tout haut : « Il faut faire des choses ». Je me trompais. J’ai vingt-deux ans et j’écris : « Il faut faire des choses pour soi. »
Un texte paru originellement dans Oror N°1.
