Au premier coup d’œil à la couverture de ce livre[1], qu’un ami a déposé entre mes mains, je pense à ce que j’ai toujours nommé le piège du collectionneur fossoyeur.
Paris, 1980. Pascal a trois éléphants entre sa chambre et son salon. Pourquoi ? Il aime les éléphants ? Sans doute…
1982, je suis au Gujarât, un éléphant tout en miroir me tend sa trompe. Formidable ; pour Pascal ! Maintenant, Pascal a quatre éléphants.
Dix ans plus tard, l’infortuné Pascal croule sous les pachydermes de bois, en ivoire, peints, bruts, indiens, africains, lumineux, sonores, en verre, en lampes, sous forme de mini-savons.
J’hésite à lui demander pourquoi cet amour, cette collection ? L’instinct me dit qu’il en est la victime. Je finis cependant par lui demander pourquoi les éléphants ? Un grognement long et intense précède cette charge vindicative : « Le prochain qui m’en offre un, je l’assomme ! » Eh oui, je le savais. Je suis, avec tant d’autres, le vrai responsable. Un premier objet vous échoit : le hasard ; un deuxième, semblable, le rejoint : une préférence. Un troisième, de la même farine, s’invite : une collection malgré soi.
Aime-t-il les éléphants ? « Oui, mais à ce point-là ! Même pas ma mère ! »
Telle est la faute de ceux qui pensent à vous de manière attentionnée, vous accablant sous le poids de vos penchants et passions supposés.
Je connais par cœur ce piège. Il aura modelé mon adolescence.
C’est ainsi que par la faute d’un dessin de soulier entrevu à 10 ans et mille fois répété sur mes bancs d’école, les observateurs de ce tic enfantin m’informèrent de mon amour du « pied et chaussure », sans que j’en sois conscient.
J’étais bien plus concerné à l’époque par ce grave problème : quoi et comment répondre à cette question fatale de nos amis les adultes ? Une figure douce sur une silhouette mince se penche vers moi : « QUE FERAS-TU, MON PETIT, QUAND TU SERAS GRAND ? »
Ayant observé les affres de mes copains et copines qui, plus honnêtes que moi, s’en trouvaient paralysés au point de se considérer nuls et inadaptés pour le reste de leurs jours, je décidais d’opposer à ces grands inquisiteurs une réponse implacable, inamovible, fausse : « JE DESSINERAI DES SOULIERS ! » Cette trouvaille me permit une scolarité heureuse, à l’abri d’interrogations houleuses ou de sautes d’intérêt qui auraient pu contrarier mon avenir. Ayant très tôt coché la case « futur », on me foutait donc la paix au présent.
Mais la justice immanente ne tarda à me fondre dessus, sous la forme d’un flot d’informations tous azimuts, emplissant mes cartons, alourdissant mes tiroirs. La fameuse publicité Guy Degrenne[2] à la télévision fit de moi, griffonnant mes souliers, un cas clinique dont on se moquait : la maîtresse d’école surprend le cancre du fond de la classe en train de dessiner… des couverts de table : « Mon pauvre Degrenne, tu ne feras jamais rien de ta vie ! »
La malédiction des talons s’abattait sur mes 12 ans et demi.
Soudain, un miracle se produisit ! De cette collection d’informations, de ce flot de photos, articles, décalcomanies, mini-porcelaines et autres saloperies, un livre émergea. Tout d’or vêtue, la couverture n’accordait qu’un nom à ce lingot de papier : Roger Vivier.
C’est ainsi qu’en parcourant le livre d’une exposition de cet être salvateur, mon dispositif de flemmard face à la demande vindicative des adultes s’inversa du tout au tout. Je découvrais qu’on pouvait vraiment dessiner des souliers, que c’était un métier ! Et, en plus, c’était beau. La possibilité d’accoupler mon mensonge à une réalité me fit l’effet d’un conte de fées. Je m’éloignais définitivement du traumatisme de mes copains de classe. Cela devait me valoir un dédain définitif pour les histoires d’école, les notes, les professeurs, ma seule curiosité scolaire se résumant à observer à l’intérieur des toilettes les poils de pubis naissants de mes petits camarades. C’est ainsi que je fis partie de cette caste rare des faux collectionneurs dont l’encombrement de leur charge fut malgré tout positive.
Après une pensée émue pour mon pote à éléphants, la couverture du livre m’intrigue : « pied et chaussure ».
Ayant depuis longtemps banni ce mot profane de « chaussure » sauf pour de rares cas méprisants, je parcours le livre à la recherche de dessins intéressants, d’une bizarrerie qui m’aurait échappé. Nada !
L’ouvrage, non dépourvu d’intérêt, n’en est pas moins frigide, ce qui est un comble, vu le titre ! Le livre s’organise autour de diverses études sur les pieds et – ô Dieu ! – les « chaussures », dans les cultures qui firent de ces deux rivaux des éléments supposés percutants, essentiels à la sexualité féminine et masculine. L’approche, délibérément clinique, nous apprend grâce à des podologues, des ethnologues, conservateurs, psychologues, masseurs, anthropologues, que les pieds sont très chargés sexuellement, les souliers à talons sexy, que le cuir évoque la peau, que les hommes ne portent jamais de souliers en serpent (Elvis, connais pas !), que les prostituées se juchent sur des talons et que les pompes en latex provoquent, elles aussi, des érections.
Curieusement, la parole y est rarement donnée à une femme. Experts et autres barbes ès podologie dissertent à la manière dont certains cinéphiles ne jurent que travelling, contre-champ, fondus-enchaînés. L’auteur ne prend jamais parti, préférant « prendre son pied » caché derrière une batterie de spécialistes. Chacun son ciel.
Le livre aura eu cette vertu de me faire revivre quelques scènes dont mon métier ne saurait se priver. Tant l’univers des souliers convoque des comportements bigarrés. Sans jamais personnellement en avoir éprouvé d’excitation physique, j’ai pu observer les innombrables facettes d’un fétichisme subtil chez autrui.
Après dix années d’exercice, je m’étonne encore du nombre de lettres, jamais anonymes, me gratifiant des fantasmes de leur auteur, convaincu que j’en connais et partage les moindres méandres. Mon désir réalisé de dessiner des souliers m’aurait-il préservé ? Exorcisé ? Dans ce monde de rites et de fantasmagorie, je ne suis que spectateur, et ma seule jouissance est d’en donner aux autres. Ce n’est un secret pour personne, le soulier féminin est un creuset où se déversent et bouillonnent des passions ambiguës. Les raisons qui me font dessiner des souliers sont liées, me dis-je, à la mode. Mais lorsqu’on me demande pourquoi je n’en dessine pas pour les hommes[3], je mesure que c’est justement parce que leurs souliers ne sont pas objet, eux, de fétichisme (à l’exception, toutefois, de « la chaussure militaire » et des baskets ; mais le design n’y est pour rien, et la fonction virile pour tout). Je me suis donc rangé à l’idée que mon travail perpétuait avec allégresse, alimentait sainement la tradition fétichiste accolée aux souliers.
J’ai toujours trouvé le comportement des femmes avec leurs souliers, extrêmement masculin : elles les aiment mais les maltraitent, n’en prennent qu’un soin modéré, sans jamais les cirer. Très peu de femmes apportent le soin que, vraie geisha, un homme donnera à ses souliers : séances de cirage planifiées, embauchoirs, peaux de chamois, batterie de brosses organisée. L’homme-geisha voue un culte à son soulier comme à un objet extérieur à lui-même, hors corps. Il le brossera comme on brique une commode, le lustrera pour obtenir le brillant qu’on exige d’un cuivre, grattera la semelle comme il débourre sa pipe. L’objet est extérieur ; la patine du temps y est un plus.
A contrario, a-t-on jamais vu un cireur de souliers femme ?
Une femme, en général, ne retire aucune fierté de l’âge de ses sandales, ne se passionne pas pour le nettoyage au lait écrémé de ses escarpins vernis et se contente d’une bombe à daim pour protéger ses bottes de la pluie. Quand elle fétichise ses souliers, c’est sur elle-même qu’elle convoque le désir ; le soulier est, à ce titre, extension du corps, pas un objet d’exposition.
Bref, le soulier mâle relève d’une lecture sociale, le soulier féminin d’une lecture sexuelle, ou du moins psycho-sexuelle.
L’une de mes observations les plus troublantes et inquiétantes en matière de symbolique des souliers est ce père générique et sa fille venant ensemble acheter la première paire de talons hauts, fins, plutôt sandales, c’est-à-dire non complètement fermés.
Le scénario est toujours le même : Papa veut pour la première grande fête de son adolescente de fille qu’elle soit jolie, désirable, et par conséquent qu’elle se défausse de ses vilaines baskets, grosses plates-formes, patapoufs et autres sabots. La jeune fille, à demi-convaincue, râle gentiment, objecte qu’elle ne pourra jamais marcher avec ces nouveaux souliers. Le père, qui a choisi ce qu’il y a de plus haut, de plus extravagant et souvent de plus cher, force sa fille à enfiler les souliers, et après de grandes caresses verbales, parvient à la faire marcher dans ses nouveaux attributs. Ses premiers pas sont apeurés, gauches. Mais rare est la chrysalide qui, au bout de cinq minutes, n’a pas acquis cette démarche neuve de la femme affirmée.
Les talons lui font pointer la poitrine, le dos se cambre, les fesses saillent. Émerveillé, le père incestueux est satisfait. Il assiste, le premier, et seul, à la mue de sa fille en femme. Quant à elle, elle feint d’accepter qu’il soit le premier homme à la voir transformée en objet sexué. Il se paie ainsi le « dépucelage » de sa fille à travers un soulier symbole – souvent réglé en liquide. Je n’ai jamais, en France, en Europe ou aux Etats-Unis, vu une mère prendre un quelconque intérêt à cette première échappée féminine de sa fille – sauf pour « limiter les dégâts », en d’autres termes les ébats.
D.S., célèbre écrivaine, adorable, aux quatre filles ravissantes, est la seule que j’aie vu faire mentir la règle. Son visage, il est vrai, est celui d’une femme comblée, et ses filles jouent les lolitas déchaînées.
Les souliers matérialisent souvent une passion qui perdure. Ainsi cet homme timide, fou de sa maîtresse qui essayait tout ce que la boutique comptait de talons vertigineux. Cernée d’un océan de mules et de sandales à ses pieds, la jolie Viennoise demanda à son amant, non sans perversité, quelle paire il préférait. Il désigna tout de go, à ma grande vexation, une certaine paire. Elle rétorqua : « Imbécile ! C’est celle que je portais en arrivant. » D’abord un peu rouge, l’homme sourit, heureux. Il ne s’était pas trompé, son choix était sûr ; c’était bien elle qu’il avait désignée, elle pouvait lui en être reconnaissant.
On ne peut traiter du fétichisme et des souliers sans invoquer Helmut Newton. Son œuvre démontre que la force des souliers réside dans le fait qu’une femme nue avec talons est toujours nue. Le soulier conserve et même consacre la nudité. Il ne lui enlève rien de sa vitalité. Je n’ai jamais vu une photo ou un tableau légendés : nu au soulier. Nu au chapeau, oui, nu avec chien, oui, nu au collier, oui ; mais jamais vu de nu au(x) soulier(s).
Devant la statue de chair, l’accessoire se fond, s’efface, se fait invisible ; le soulier n’est jamais là que pour sacraliser, élever un piédestal à l’œuvre parfaite qu’est la Femme.
Ma micro-autorité en matière de souliers me prive désormais d’assister à ces scènes où l’érotisme se mêle à la mode. Je représente pour la femme un gentil inquisiteur. Qui ne serait gêné de draguer devant son psychanalyste ? Qui supporte de perdre, même gentiment, la tête devant son juge ?
Lorsqu’on devient un réceptacle où se déversent des perles de libido, il convient de rester translucide pour voir briller ces gouttes.
Il ne faut pas s’étonner que les femmes entretiennent un rapport si particulier à leurs souliers. Plongeant avec volupté dans des rites et des traditions séculaires, l’atavisme féminin se fait le garant de ce secret ô combien jalousé : ces talons hauts, ces divines aiguilles rapprochent du ciel, leur équilibre précaire ferait-il souffrir. Mais ce pivot féminin, cette cristallisation de la libido valent bien cet éternel et doux sacrifice.
[1] Érotisme du pied et de la chaussure, William Rossi (Payot, 2003).
[2] Cette publicité Guy Degrenne (marque renommée spécialisée dans la fabrication d’articles de table en acier inoxydable), datant de 1984, met en scène un enfant portant le nom de la marque, dans une salle de classe. Il est surpris par son professeur en train de dessiner des couverts.
[3] Ce texte écrit pour La Règle du jeu date de 2003. Or Christian Louboutin a débuté la création de chaussures pour hommes en 2009, lorsqu’il a été contacté par le chanteur Mika pour concevoir des modèles pour sa tournée. Ce projet a donné naissance à une collection complète, marquant ainsi le lancement officiel de la ligne masculine de la marque.
