Qu’il soit la trame existentielle de notre rapport au monde ou le genre littéraire que l’on sait, le roman – et toute vie, peu ou prou, en est un– consiste, selon Stendhal, à « promener un miroir tout au long de la route ».
Que réfléchit ce fameux miroir stendhalien ? Selon les protagonistes, il se fera le compilateur empressé des petits et hauts faits du promeneur égotiste épris de son Moi, traitant les lieux où il s’aventure et les humains croisés sur son chemin comme de simples faire-valoir. Ainsi Chateaubriand ou Raymond Roussel. Chez d’autres, au contraire, le miroir stendhalien reflètera le spectacle du monde et ses mille et une facettes, autant qu’il reflètera l’âme du miroitier, le déchiffrement de soi allant de pair avec le déchiffrement du monde. Quel que soit le mobile du départ vers l’ailleurs – en gros : se perdre ou se trouver –, les écrivains-voyageurs qui ont marqué le siècle dernier surent nouer cette double postulation : rendre compte du monde qu’ils exploraient par le biais du vécu, en s’y mettant eux-mêmes en scène ; y confronter leur Moi et se connaître à son tour comme Autre.
Être simultanément le regardeur d’autrui et le scrutateur de soi. Pratiquer le dépaysement, le décentrement, se déporter. Mettre à l’ordre du jour le « Je est un autre » rimbaldien. Rêver de paradis introuvables ou perdus, de fraternités nomades. Éprouver des passions fugitives, ressentir « l’amertume des sympathies interrompues ». Tels sont le lot du voyageur étranger, s’ingéniant, plume en main et le regard fertile, à se faire le messager pour le monde d’où il vient du monde nouveau qui s’offre à son empathie et sa compréhension.
Le dernier écrivain-voyageur depuis Jean-Luc Coatalem à s’être risqué avec bonheur dans l’aventure littéraire en terres lointaines, s’appelle François-Henri Désérable. Muni deL’usage du monde de Nicolas Bouvier, la bible des écrivains-voyageurs, et du Livre des merveilles de Marco Polo, ce trentenaire de belle allure, ex-champion de hockey sur glace, grand bourlingueur s’est lancé plus d’un demi-siècle plus tard sur les traces d’un jeune étudiant en médecine, asthmatique, casse-cou, baiseur fou, grand lecteur de Neruda, qui deviendra à quelques années de là Che Guevara. Fort du récit qu’en fit lui-même l’intéressé dans Voyage à moto, Désérable va refaire en mode routard toutes les étapes du voyage initiatique au cœur des damnés de la terre, qui mena, début 1952, en sept mois et huit mille kilomètres, le futur révolutionnaire – de Buenos Aires au Venezuela et retour. Il rencontrera Castro à Mexico en 1955. La suite est connue : ce seront les combats de la Sierra Maestra, la révolution cubaine, son exportation guévariste en Afrique et en Amérique Latine, l’assassinat en Bolivie et, pour finir, devenu une icône planétaire, l’entrée du Che dans la légende.
Voyageant à la poursuite de Guevara d’avant le Che, Désérable nous emmène à Valparaiso chez Pablo Neruda dans sa maison-écritoire aux bords du Pacifique et « ses âpres surfaces de pierres et de vagues. » Puis c’est le désert d’Atacama, la panne de voiture au milieu de nulle part, un astronome qui, par miracle, passe par là et, depuis son observatoire dans les montagnes, fait écouter le chant des étoiles au rescapé du désert – avant que celui-ci ne descende dans les entrailles de la terre à Chuquicamata, la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert au monde. C’est enfin la Bolivie et le pèlerinage à La Higuera, un bled perdu en bordure de l’Amazonie où, en octobre 1967, au terme de plusieurs mois d’errance dans la jungle, coupé de la population amérindienne ployée sous la misère, qui n’a que faire de la révolution mondiale. Le Che y est arrêté et exécuté à bout portant dans l’école du village. Le révolutionnaire au béret noir immortalisé par Korda est depuis l’objet d’un culte quasi-christique d’aficionados venus du monde entier lui rendre hommage sur place. Des aficionados fidèles à ces vers d’un poète turc ami de Neruda : « Et je n’emporterai dans ma tombe Que le chagrin d’un chant inachevé » – titre du présent ouvrage.
L’enfer commence à 4 000 mètres d’altitude. Potosí est une montagne aux entrailles jadis bourrées d’argent, d’étain et de zinc. Huit millions d’Indiens ont péri de silicose au cours des siècles passés, à creuser des centaines de galeries sans soutènement, dans une chaleur de bête, privés d’oxygène. Et cela continue.
A La Paz, au Marché des sorcières, les fœtus de lama font concurrence aux hôtels underground où l’on s’enferme pour s’enivrer à mort. Comme les lamas, les cadavres des suicidés sont, paraît-il, enfouis dans le béton des immeubles en construction, en offrande à la Terre-Mère.
Le clou touristique du voyage de Guevara comme de son chroniqueur sera la découverte du Machu Picchu, ce formidable réduit andin des Incas fuyant les conquistadors de Pizarre. Guevara, entre deux crises d’asthme, s’y dépeint en « rêveur extasié », sans que le souffle de l’Histoire ne lui inspire de plus amples considérations. La destruction d’un peuple, d’une civilisation, l’anti-impérialisme, l’indigénisme révolutionnaire, les damnés de la terre, ce sera pour plus tard.
A l’instar de Guevara, son fidèle limier passe ensuite par Lima, gagne en bateau Iquitos infestée de moustiques, rallie Bogota, puis Caracas en perdition. Devenue sous la férule de Chavez puis de Maduro la ville au monde de tous les dangers – enlèvements, assassinats –, Caracas est aujourd’hui la capitale coupe-gorge d’un peuple réduit à la misère, au silence et, pour les plus chanceux, à l’exil.
On ne poursuit pas le fantôme d’un mort illustre sans finir par être rattrapé par lui. Cette catharsis a eu lieu. Le moment le plus guévariste de ce road trip de Désérable dans les veines ouvertes de l’Amérique Latine se situe dans un faubourg de Lima.
Mais laissons la parole à l’auteur : « Pour comprendre ce que le Che représente pour les damnés de la terre, se mettre un instant dans la peau d’une petite fille et escalader le mur. »
Ce mur ceinture de barbelés Las Casuarinas, un complexe de luxe aux pieds d’un bidonville : Pamplona Alta.
« Qu’est-ce qui l’attire à ce point ? Les voitures de luxe au garage ? Les chambres aux lits démesurés ? Les cuisines qui regorgent de fruits ? Non, mais les pelouses bien vertes avec arrosage automatique, l’eau qui jaillit et retombe comme une pluie de cristal (…) Votre cœur est plus lourd, soudain lesté d’un sentiment d’injustice. »
Deux fois par semaine, de l’autre côté de la colline, au bidonville de Pamplona Alta (60.000 personnes), des camions-citernes viennent remplir à des prix exorbitants de gros réservoirs en plastique.
Alors peut-être, prédit l’auteur, la petite fille, quand elle aura quatorze ou quinze ans, aura un battement de cœur quand elle entendra parler du Che.