« Sta viator » (arrête-toi, voyageur) est la devise de l’Escarène. Cette petite cité pittoresque dans l’arrière-pays niçois se trouve à mi-chemin du col de Tende, sur ce qui était jadis la route du sel vers le Piémont et celle des invasions en sens inverse. L’Escarène compte 2500 habitants, quelques églises baroques, un viaduc en pierres de taille, un vieux moulin à huile communal, deux torrents que franchit un pont ancien en dos d’âne, un musée du Cougourdon, cette curieuse cucurbitacée en forme de calebasse qu’on décore de motifs géométriques comme si c’était une poterie artisanale venue du passé.

A ceci près que cette petite cité paisible – qui traversa sans se faire remarquer l’histoire tourmentée du comté niçois pris entre la France et l’Italie –, fut le théâtre il y a trois ans d’un « fait divers ». Inconnu jusqu’alors dans l’Hexagone, et largement étouffé à l’époque, il a inspiré à un jeune romancier parisien, Oscar Coop-Phane, un livre-réquisitoire implacable contre la saloperie humaine et l’omerta qui entoura le crime de l’Escarène et l’entoure toujours aujourd’hui.

Les faits d’abord, au plus près desquels l’auteur s’est rigoureusement tenu.

Il est vingt heures ce soir d’octobre 2022. Une retraitée, Muguette, qui a laissé sa porte ouverte sur la rue, s’apprête à regarder la télé, quand elle tombe dans sa salle à manger sur un inconnu à capuche. Il s’empare de quarante euros et de sa carte bancaire laissés sur la table familiale et s’enfuit sans demander son reste. Muguette alerte les siens, qui alertent la gendarmerie, qui ne s’émeut pas pour si peu. Ensuite, le brouillard commence. Qui a ameuté le voisinage ? Un voisin ? Comment une vingtaine d’hommes, une trentaine peut-être, se sont-ils fusionnés ensemble ? On ne sait vraiment. Toujours est-il que l’inconnu ou plutôt le suspect se retrouve avec une meute hurlante à ses trousses. Il s’enfuit terrorisé. Bientôt rattrapé, il est roué de coups, mordu par les chiens et laissé pour mort devant le vieux moulin à huile, où sa compagne, partie à sa recherche dans tout le village, le retrouve encore conscient. Les gendarmes finissent par arriver. L’homme de 39 ans, ensanglanté, les vêtements déchiquetés, est évacué d’urgence par les pompiers sur un hôpital de Nice. Il décède deux jours plus tard d’une perforation de l’intestin grêle. L’Escarène est sous le choc. L’omerta commence.

L’homme qui se prénomme Jérémy da Silva est portugais, il a trente-neuf ans, est père d’un petit garçon, vit en couple avec une esthéticienne à l’Escarène. « On lui reprochait d’être arabe, confie celle-ci au Figaro. Il gagnait 2500 euros par mois. » 

Cinq personnes seront mises en examen. Le procès n’a pas encore eu lieu.

A partir de ce matériau confus mais sans appel, le romancier a sélectionné une vingtaine de personnages imaginés au plus près d’un rôle plausible dans cette tragédie collective, qui font, chacun, penser en réduction à des personnages secondaires de Truman Capote, dans De sang froid, ou de Faulkner dans Lumière d’Août, ou encore aux héros de Simenon.

Il y a là toute une inhumanité d’êtres sans qualités, au ventre avancé, adonnés jour après jour aux mêmes rituels vides de bistrot, aux mêmes macérations sans joie, qui vont trouver une impossible justification-élévation d’eux-mêmes, dans la chasse à mort d’un homme suspecté d’un forfait dérisoire. Piccolos de comptoir en retraite ou au RSA, DJ raté, buveurs de bière-Picon, propriétaires de clébards méchants, intérimaires de l’existence qui détestent en bons revanchards d’eux-mêmes les fainéants, de surcroît quand ils sont étrangers, ils ne croient ni en la société ni en aucun ailleurs ou recours. Leur impuissance et le mépris qu’ils se portent sans rémission vont pousser au crime. 

Et puis il y a le gibier, ce Portugais au teint basané qui, pour son malheur, ressemble un peu trop à un Arabe (d’où, je suppose, le titre du livre pour faire plus plausible), qui, épuisé, ne fuit plus, sur qui s’abattent les coups, qui voit la mort venir, ne comprend pas ce qui lui arrive, pourquoi tous ces hommes le haïssent, pourquoi nul d’entre eux ne s’interpose, et qu’il n’y a plus rien à faire qu’à espérer que la pluie du désespoir s’achève au plus vite.

C’est un livre assez magistral, dans la veine d’un précédent, Rose nuit, qui racontait l’histoire croisée d’un vendeur de roses bengali à la sauvette dans Paris, d’un trader à la Bourse aux fleurs d’Amsterdam et d’une jeune Ethiopienne s’éreintant dans les serres étouffantes de l’Abyssinie pour un salaire de misère. 

Ce souci du monde et de ses malfaisances sur les êtres en général, cette immersion profonde dans les malheurs d’autrui surprennent de prime abord chez ce jeune dandy parisien qu’est Oscar Coop-Phane. L’intérêt, du coup, n’en est que plus vif.

Cet article à peine terminé où je m’apprêtais à conclure qu’avec le Rassemblement National et le tiers des électeurs français lui donnant leurs leurs suffrages, il n’y avait eu à ce jour en France qu’un seul Escarène, je découvre, atterré, l’assassinat à froid d’un homme tunisien à Puget sur Argens. 

L’Escarène n’aura-t-elle été qu’un prélude ?