Il y a des gestes que l’on accomplit sans les choisir vraiment, des gestes qui s’imposent à nous comme un appel discret venu de loin – un appel que l’on aurait refusé toute sa vie, et qu’un jour, presque malgré soi, on commence à écouter. Ce fut le cas pour moi, lorsque, pendant le confinement, dans cette étrange immobilité qui a figé le monde, j’ai commencé à classer, sans l’avoir prémédité, les photographies de ma mère, Marie-Laure de Decker.

Je dis bien « ma mère », mais il faudrait aussitôt ajouter : cette femme dont j’avais juré, plus jeune, de ne jamais porter le fardeau, ni l’ombre, ni l’œuvre. Je voulais vivre, moi aussi, sans me sentir prisonnier d’une mémoire, sans être l’héritier désigné d’une passion qui n’était pas la mienne.

Et pourtant, cette femme m’a permis d’arrêter, à treize ans, ce que je vivais comme un cauchemar : l’école.
Elle n’a pas cherché à me redresser, à me corriger, à me faire rentrer dans les cases.
Au contraire, elle m’a ouvert une porte dérobée – celle du monde.
Pendant sept années consécutives, nous avons voyagé ensemble, plusieurs mois par an, au Tchad, avec ceux qu’elle appelait l’honneur de l’humanité : les Wodaabe.
Ce furent des voyages rudes, sans confort, sans filet, dans la brousse la plus brute, au rythme lent et sacré des premiers hommes.
J’avais quitté la classe, les horaires, les programmes – et à leur place, il y avait la poussière, le silence, la lenteur, les chants, leurs danses, les visages.
C’était une école de l’être, pas du savoir. Une transmission invisible, mais brûlante.
Des voyages qui m’ont formé comme peu d’événements forment une jeunesse.

Les années ont passé, et ma certitude de ne pas vouloir m’occuper de son travail persistait.
Et pourtant, les boîtes étaient là, comme des coffres muets, des êtres vivants, pleins d’images que je croyais connaître et qui, peu à peu, m’ont regardé plus que je ne les regardais.
Il ne s’agissait pas seulement de photos : il y avait là quelque chose comme une présence, une multitude de visages, de combats, de paysages d’Afrique, d’Asie, de guerre, de lumière, de poussière, de larmes, et surtout d’amour, qui m’appelait.

Marie-Laure ne photographiait pas pour témoigner seulement, mais pour embrasser.
Il y avait dans chaque image cette façon qu’elle avait, elle, de s’approcher des êtres comme on s’approche d’une vérité.
Nous avons vécu ensemble le confinement, elle et moi, dans une étrange proximité suspendue.

Et tandis que je redécouvrais son travail, que je comprenais enfin ce que je n’avais jamais vu, je me suis souvenu – avec une netteté douloureuse – de cette douceur féroce, de ce courage sidérant, de cet amour des êtres qui l’habitait jusque dans le silence.

Elle m’avait aussi transmis l’amour des livres. J’ai voulu à mon tour le transmettre à mes enfants.

Mon fils lisait comme on respire. Il dévorait Victor Hugo, Dumas, London.
Ma fille, elle, résistait. Je m’impatientais. Je croyais mal faire.
Et puis un jour, j’ai compris : tous les personnages que je lui proposais, tous ces héros magnifiques… étaient des hommes.
Et elle, qui cherchait son reflet, n’en trouvait aucun.

Ce n’est que lorsqu’elle a lu les grandes héroïnes de la littérature que quelque chose s’est allumé en elle.
Et là, comme une évidence ancienne qui soudain se révèle, j’ai compris que nous, les hommes, avons grandi avec une infinité de figures masculines dans lesquelles nous projeter.
Mais une femme, elle, peine souvent à se voir.

La mémoire du monde, comme ses panthéons, est asymétrique. Et cela, cela aussi, bien sûr, c’est une violence.

Et c’est là que j’ai compris quelque chose de plus vaste encore :
En construisant, en assumant, en transmettant le mythe de ma mère – non pas comme une légende figée, mais comme une force vivante, une figure de courage, de liberté, d’intelligence – je participe à la naissance d’une source d’inspiration pour d’autres femmes.

Pour ma fille, Nîn, d’abord.
Et pour toutes celles qui cherchent un visage auquel s’identifier, une voix à laquelle répondre, un chemin qui leur dise : oui, c’est possible.
Et c’est cela qui, soudain, ôte tout poids à l’idée de « porter » son œuvre.
Il ne s’agit plus d’un fardeau : il s’agit d’une offrande.

Alors cette exposition, je ne l’ai pas pensée comme un hommage froid.
Je ne l’ai pas bâtie comme un monument.
Je l’ai faite comme une déclaration d’amour – à elle, à mon frère Balthazar, à son père, Thierry Lévy et au mien Téo Saavedra. 

C’est tout l’amour que je n’ai pas su lui dire, de son vivant.
Tout ce que je n’ai pas pu formuler – par pudeur, par fatigue, par orgueil parfois.
C’est un geste de fils, mais aussi d’homme – un homme qui reconnaît ce qu’une femme lui a transmis : la vie, bien sûr, mais plus encore, la découverte du monde et la dignité de l’être humain.

Car cette femme ne m’a pas seulement mis au monde : elle me l’a aussi montré.
Elle m’a appris qu’il existait d’autres chemins que celui, tout tracé, de la conformité.
Elle m’a offert, sans le dire, la permission de devenir moi-même.

Et faire cet hommage aujourd’hui, à la Maison Européenne de la Photographie, c’est un devoir. C’est une fidélité.
C’est montrer au monde la beauté de ce que fut son combat, son œuvre, son regard.

Il y a aussi une autre couche, plus souterraine, plus brute : celle de transcender la violence inouïe et assourdissante du deuil.
Non pas pour la nier, mais pour la traverser, et l’ouvrir à d’autres.

Car j’ai cette certitude, de plus en plus claire, de plus en plus calme : l’être humain qu’a été Marie-Laure de Decker – cette flamme, cette voix, cette femme qui disait non, cette femme qui allait par le monde, avec force – inspirera des milliers d’autres.

Avec l’amour, je crois qu’on peut faire beaucoup de choses.
Même ce que la mort interdit : ressusciter quelqu’un.


Marie-Laure de Decker, l’image comme engagement 
L’exposition présentée à la Maison Européenne de la Photographie (MEP) du 4 juin au 28 septembre 2025, est la première grande rétrospective consacrée à cette figure majeure du photojournalisme.