Dans le grand écart des arts et des Lettres tout au long du XIXe siècle entre le genre épique et le réalisme, entre Hernani en 1830, Madame Bovary en 1856, Le déjeuner sur l’herbe en 1862 et Cyrano de Bergerac en 1897, une œuvre-clé, en musique, fit, elle aussi, rupture, renouvelant le genre. Il s’agit de Carmen, de Georges Bizet, créée en 1875, il y a exactement cent cinquante ans. Un anniversaire passé pourtant inaperçu.
Le XIXe siècle fait périodiquement retour, pour avoir tout ou presque inventé de la modernité, jusqu’au mot même. Ce furent récemment Victor Hugo déclamé au théâtre par Fabrice Lucchini. Le roman des artistes, une somme à la hussarde de Dan Franck sur la génération romantique. Le téléfilm sur la jeune rebelle Georges Sand, de Georges-Marc Benamou. Mais rien ou presque sur Bizet et son irrésistible espagnolade, Carmen, l’opéra-comique le plus joué au monde, n’est venu ranimer notre dette mémorielle à l’égard de ce magicien de la musique chantée, qui fit d’une gitane exotique une héroïne du peuple, devenue à l’aube du féminisme un résumé universel de la rébellion contre toutes les servitudes.
Brisant le silence sur Bizet, une biographe accomplie, Danièle Georget, forte d’une empathie et d’une imagination qu’on dirait empruntées à Dumas, a entrepris pour ce jubilé peu fêté de nous conter la fabrication de Carmen, dont accoucha dans l’angoisse et la douleur ce républicain ami du genre humain que fut Bizet, homme de probité, compositeur passionnel, incompris et génial. L’auteure nous narre les tribulations du tout jeune Prix de Rome promis aux meilleures gloires. Esprit austère et sans concession, Bizet choisit l’opéra-comique et son petit monde de librettistes, de virtuoses de musique légère qui, Offenbach en tête, firent, sous le Second Empire et au-delà, la réputation de la ville-lumière.
Le vaudeville était un divertissement dont raffolait l’époque. Pour Bizet, c’est un petit monde tissé de jalousies, de chausse-trappes, de cabales, d’éreintements stipendiés.
Adepte d’un art total, que salueront Wagner et Nietzche, dramaturge autant que musicien, Bizet se retrouve aux prises avec les propriétaires de la salle Favart qu’effraie cette Carmen pleine de bruit et de fureur, carnaval endiablé d’amour, de sensualité sauvage et de sang, qui se clôt, ô scandale, par le meurtre – en coulisses – de l’héroïne. Intransigeant, Bizet se bat. Transformant pour la première fois choristes et chanteurs de vaudeville en autant de comédiens et d’acteurs sur scène, il compose un opéra-bouffe aux antipodes des valeurs bourgeoises et des orchestrations de carton-pâte du temps.
Défiant ce Paris des plaisirs et des vanités qu’il déteste, opposant sa pasionaria gitane aux cocotes et aux « allongées » qui, à deux pas de l’Opéra-Comique où se jouera Carmen,peuplent les grands boulevards, étranger au Paris d’Haussmann comme au palais Garnier croulant sous le marbre et les ors, vomissant ce Paris des Versaillais et de Monsieur Thiers – alias le boucher de la Commune –, Bizet, météore égaré dans un siècle où l’esprit bourgeois est roi, incarnera, avec son hymne à la liberté et sa musique venue du peuple, le dernier des romantiques.
On ne fera pas l’offense aux lecteur(e)s de résumer le livret de Carmen (dû à Meilhac et Halévy, d’après la nouvelle éponyme de Mérimée). Quant aux arias qu’entonne Carmen au sortir de la manufacture sévillane de tabac où la belle cigarière roule sur ses cuisses des puros, qui n’a pas fredonné cette habanera à l’élu(e) de son cœur : « L’amour est enfant de Bohème, qui n’a jamais, jamais connu de lois », suivi du fameux : « Si tu ne m’aimes, je t’aime, et si je t’aime, prends garde à toi » ? On n’a jamais mieux dit les affres de l’amour, ses peines et ses dangers, sa perte sans rémission quand il s’en va, ses trahisons, ses vengeances fatales.
Alternant chants et récitatifs, le vaudeville, jusqu’à Carmen, c’était d’abord un esprit de légèreté sautillant, un badinage fait de grandiloquences sentimentales soumises à des retournements-surprises, des coups de théâtre à répétition, et pleins d’effets burlesques, de bouffonneries miraculeuses, plus quelques allusions codées au dévergondage des sens : « Mon gros chéri, mon petit roi, que faut-il donc, mon gros pacha, pour secouer ton indolence ? Faut-il danser la cachucha ? »
Rompant avec la musique légère et ses personnages de convention, la Carmen de Bizet choqua les contemporains et les tenants de l’ordre moral. « Carmen ? disait-on. De l’encens dans un bordel ! » La Première fut un four. Trois mois plus tard, après un bain glacial dans la Seine, à Bougival, où, fuyant Paris et les intrigues qui avaient eu raison de son chef-d’œuvre, il s’était retiré, Bizet disparaissait à l’âge de trente-six ans. A peine s’était-il tu que Carmen enchaînait les triomphes sur toutes les scènes du monde. Cent cinquante ans plus tard, on en est toujours là.
Merci, Bizet.