Le 27 mars 2025, la plateforme Netflix a diffusé le documentaire De rockstar à tueur : le cas Cantat qui retrace le meurtre de Marie Trintignant par le leader du groupe Noir Désir en 2003. La journalise Anne-Sophie Jahn apporte un nouveau regard en exposant à la fois les faits, le procès et la médiatisation de l’affaire tout en donnant la parole aux proches de la victime. Le film revient aussi sur le suicide de Krisztina Rády en 2010, ex-épouse de Cantat. L’ensemble qui interroge la question des violences conjugales en France avant #MeToo a ébranlé mes convictions. Les femmes me paraissent bien seules dans ce combat et il me semble important que des hommes prennent la parole. 

Lettre à Bertrand Cantat

Il y a quelques jours encore, je me plaçais du côté des très libertaires concernant les essentielles questions de la réhabilitation des coupables, de la séparation entre l’artiste et le criminel.
Tu vois, je suis de ceux qui placent l’art au-dessus de la somme des actions humaines, et je considère qu’une œuvre doit être séparée de l’artiste, qu’il ne doit pas subir la double peine (tu t’en es si bien tiré) des tribunaux et du chômage forcé. Je me dis qu’un cordonnier qui tue pourra encore réparer des chaussures en silence.
Mais vois-tu, depuis que j’ai vu ce documentaire, j’ai eu un électrochoc, cette affaire ne se limite pas à un crime jugé et une peine de prison, tant de choses viennent maintenant influencer mon jugement sur la possibilité si importante d’une seconde chance : le cynisme, le remords, les aveux. J’ai ressenti dans ma chair l’impuissance des proches de la victime devant ce corps endormi, la justice et la compassion écrasées par le rouleau compresseur médiatique et son catéchisme du crime passionnel. J’ai tout repensé, et il y a maintenant dans mon esprit une jurisprudence Cantat.

Quel que soit le moment de l’Histoire où nous nous déplaçons dans ce monde, nous sommes toujours en tension entre les valeurs de la société, celles de nos propres histoires et celles que nous nous érigeons. Hélas, elles n’évoluent pas forcément en même temps, cela crée tant de tensions – particularité dont notre espèce à le secret. Voilà pourquoi je suis pour un État de droit avec des règles claires qui peuvent surmonter la chevauchée des questions sociétales, que je n’aime pas vraiment la morale dans le débat public, et encore moins dans les salles d’audience. Je sais trop bien que les grands donneurs de leçons sont souvent des masculins minuscules qui se réservent bien d’appliquer leurs préceptes, un peu comme toi.

Même au temps de ta gloire, tu restais un procureur, un petit Fouquier-Tinville en t-shirt noir.
À chaque fois que l’on me posait la question te concernant, ma réponse était pourtant tranchée à la hache : « Évidemment qu’il doit avoir le droit de remonter sur scène, il a réglé ses comptes avec la société. Ceux que ça dérange n’ont qu’à pas venir le voir en concert. »
Mais voilà… après avoir vu ce que j’ai vu, t’entendre hilare raconter des claques aller-retour devant ton procureur, écouter la voix d’outre-tombe de Krisztina Rady alors piégée dans ta toile d’araignée, celle dont on sait aujourd’hui qu’elle a menti pour toi (et là est le seul crime d’amour de cette affaire sordide), j’ai ajouté un petit point à mon raisonnement, une passerelle qui manquait entre la justice et la morale : la décence.

À chaque fois que tu as eu un choix à faire, tu as décidé de faire le pire. Celui qui était le plus éloigné de la noblesse, de la décence, de la justice, de l’empathie. Tu as nuancé tes claques par tes bagues, tes plaintes par des petits rires, tu as d’abord eu la lâcheté et l’indécence de dire que ta victime était morte en se cognant la tête contre un radiateur. Tout ça, en ayant toujours dans la ligne de mire de ton regard oblique de sauver ta petite personne. Tu as un mélange rare de mépris et d’aigreur. Un cocktail qui te fait jalouser et cogner, tout en te disant que tu en as le droit.

Je n’aime pas tirer sur les ambulances, mais toi, tu es en fait un brancard agressif. Ce qui n’est pas étonnant pour un type qui dit que les radiateurs donnent des coups.
Oui, je t’insulte, et je considère que l’insulte est un sujet très sérieux. La violence est peut-être la plus vieille histoire de l’homme, et celle faite aux femmes la pire manifestation de la jouissance de la puissance physique devant la vulnérabilité. N’oublions jamais que l’on parle d’une lutte entre un homme de 90kg et une femme de 55kg. Sur un ring, tu aurais été hors catégorie. Le rapport légiste que j’ai découvert pour la première fois dans ce documentaire est sans appel sur le pire de ce que la force physique peut faire sur un corps de femme. Cette part d’ombre, ce macabre désir, tu l’as exorcisé de la plus abjecte des manières. Ta violence, oui, c’est celle de la puissance physique, du fort contre le faible, des coups sans audaces, une pulsion bestiale la perversion humaine en plus. 

Avec toi je suis arrivé à une impasse qui ébranle mes convictions de justice et de liberté : Comment convoquer l’honneur, t’éloigner sans lois écrites. 

Je suis nostalgique des temps anciens, des soufflets et des fleurets, d’un âge où seuls ceux qui avaient un courage physique se risquaient à provoquer, un temps où la violence allait avec l’honneur et même avec une forme d’esthétisme et de panache. Ça ne doit pas te dire grand-chose. Je suis vraiment pour vivre dans une société où tu aies le droit juridique de faire tes petits spectacles, et même de donner encore des leçons. Mais j’aimerais aussi quelque chose d’impossible : qu’il y ait un point final à ces histoires sordides qui dépassent la froideur du code pénal, que tu aies la décence de te séparer du monde, que tu te débranches tout seul en silence, comme un grand, et ainsi que les proches de tes victimes s’éloignent un peu de la tristesse. Le temps des duels avait du bon, ils convoquaient aussi la violence, mais pas la tienne, une violence qui prenait le meilleur de notre part tribale et de la civilisation. J’aurais aimé mettre une fin à ton histoire sordide en te provoquant en duel, selon les règles de la boxe anglaise. Il faudrait que tu tapes sans bague, mais avec des gants, et pas du revers de la main. Je sais, un ring tout lisse, ça ne doit pas être ton univers : il n’y a ni radiateur, ni aller-retour, et la technique du bébé secoué n’est pas homologuée. Et aussi, je ne suis pas une femme. Ça fait beaucoup de différences quand même.