ll fut un compositeur génial tout autant qu’un sieur extravagant.
Il s’appelait Eric Satie. Diogène rigoureux et farceur, précurseur de Dada, il vécut dans une banlieue lointaine, perclus de solitude et de misère, inventant, à l’image de sa vie de misanthrope sans famille ni amour, une musique blanche, incolore, répétitive, qu’il qualifiait lui-même de silence qui parle. Leur ami difficile et cassant, il fut le contemporain et l’égal de Stravinsky, Poulenc, Debussy et Ravel. Mais Satie, tandis qu’ils inventaient la musique moderne en sa compagnie, restera farouchement un anti dans ce monde de nantis. C’est ce génie déroutant que nous brosse avec une verve pleine de piété filiale l’écrivain Patrick Roegiers.
Croisement de Douanier Rousseau qu’il était dans sa musique et de Kafka lunaire qu’il était dans la vie, Satie aura hissé au rang des beaux-arts celui de porter plainte contre soi-même. Petit homme barbichu toujours en noir, aux vêtements élimés, un éternel pépin au bras été comme hiver, acheté à la douzaine tout comme ses mouchoirs et ses couvre-chefs qu’il s’empilait sur la tête, Satie, né en 1866, Montmartrois précoce, vécut dans un quasi-placard, puis devint un pilier du Montparnasse des artistes et des musiciens. Il aimait la pluie et le mauvais temps, « la salade, le caca et le poisson. » Il terminait ses lettres par : « Je me roule à vos pieds et vous serre cordialement les ongles », ne lisait jamais son courrier sauf celui qu’il s’envoyait à lui-même. Inapparent, impersonnel, inactuel, ombrageux, il avait horreur des voyages, fumait à la chaîne des crapulos, s’exila en 1898 à Arcueil, une banlieue déshéritée au sud de Paris, où il occupait un galetas sous les toits, sans eau courante ni commodités, vide de tout meuble, jusqu’à ce qu’un jour, il fasse hisser par la fenêtre deux pianos, entassés aussi sec l’un sur l’autre, et ne sache plus où dormir.
Qu’il pleuve ou qu’il vente, il regagnait Arcueil à pied chaque nuit, ralliant son huis clos inaccessible où nul de ses amis ne pénétra jamais. Il mourut en 1925 d’une cirrhose hépatique. Entre-temps, il avait composé Les Gymnopédies à vingt-deux ans, puis les Six Gnosiennes, suivies de Trois morceaux en forme de poire (1903). Il connut son heure de gloire en créant l’accompagnement sonore de Parade (1917) un ballet de Diaghilev sur un décor de Picasso, puis, plus provocateur et cacophonique encore s’il était possible, celui de Relâche (1924) de Picabia, les deux performances avant la lettre faisant également scandale, divisant le public, hérissant la critique, mais sonnant les trois coups des années folles.
Satie conclut sa vie ratée au profit d’une œuvre sans égale, en léguant à la postérité un ultime pied de nez, Vexations, une phrase musicale d’une minute à répéter sans interruption huit cent quarante fois. Un défi que relèvera John Cage en 1963 à New York.
« Tout le monde vous dira que je ne suis pas un musicien. C’est juste, s’enorgueillissait Satie. » Adepte de toujours plus de moins, Satie, assis au Café de Montparnasse où il avait ses habitudes, composait de tête, avec toujours moins de notes, ses pièces de piano brèves et dépouillées, hors du temps. Ses sons étaient épurés de tout lyrisme, de toute émotion trop marquée, produisant une musique introspective, faussement atonale, alternant les contraires, l’allant et le suspens, la suavité et la fugue, comme le dépeint excellemment Patrick Roegiers. Les indications de Satie aux interprètes futurs sont autant d’énigmes jubilatoires : « Reculez en vous-mêmes. »,« Montez sur vos doigts. » Le comble du satisme (mais peut-être faudrait-il dire : du sadisme) sera atteint avec Vexations.
Curieux destin que cette musique du silence (ou presque) qu’inventa Satie. Il n’est pas sûr qu’il aurait adoubé sa progéniture répétitive d’outre-Atlantique. Mais sait-on jamais avec ce diable d’homme ? Ce dont nous sommes en revanche certains est que le roman de Patrick Roegiers offre la plus vivifiante manière de célébrer, cent ans après sa mort, la mémoire du mystérieux compositeur.