« Suis-je amoureux ? – Oui, puisque j’attends. »
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux (1977)
Le roman de Rosanna Lerner s’ouvre sur le mal du siècle : l’attente du texto qui ne vient pas. « Ottessa attend un message comme un train à prendre pour que sa vie commence. Un message qui va tout changer. S’il n’arrive pas, elle sait qu’elle va sombrer. » Tout amoureux connaît cette folie, l’aliénation qu’est l’attente. Et celui qui – chanceux – n’a jamais attendu un message, n’est sans doute pas tout à fait entré dans le XXIe siècle. « Elle doit attendre et ne rien faire d’autre. Sauf qu’elle ne supporte pas ça. […] Ça fait ça aux autres aussi ? » Oui, bien sûr, que ça fait ça aux autres et « quand elle n’attend pas, elle redoute le moment où elle devra attendre à nouveau ». Alors « est-ce que rien n’est simple pour personne ou est-ce que c’est pour elle que les choses sont plus compliquées ? » Roland Barthes se serait sûrement exclamé : bien sûr, c’est ça !
Ottessa est lycéenne et elle aime Oscar. Ou plutôt elle désire Oscar. Non, en fait, elle souhaiterait qu’Oscar la désire. Parce qu’Ottessa se confond avec son corps : « Il est en roue libre, son corps. Il veut compulsivement ce qu’elle n’est pas en mesure de lui donner. » Mais Oscar, justement, ne répond plus, il « ghoste » Ottessa qui devient folle. Autrement dit, il lui fait former des fantômes. Ottessa passe ainsi ses journées à se morfondre sous la couette ou à aller récupérer une amie chez un inconnu à l’autre bout de Paris. Étrange sororité. Attente d’un sexe, d’un homme, de l’amour, de la fin d’une enfance qui traîne et qui semble dire : adulte, jamais ! Ottessa est une fille d’aujourd’hui – elle en a tous les attributs : l’insolence, le langage, l’alcool et la drogue, la superficialité merveilleuse – avec la libération, la jouissance et le désir à portée de main, sur son téléphone. En vérité, Ottessa rêve de plénitude ; « il n’y en aura jamais assez pour elle ». Lorsqu’elle se sait enfin belle, c’est-à-dire désirée, « elle se sent soulagée comme si elle allait survivre ».
Ottessa, qui n’a de parents qu’un père pathétique et impuissant, poursuit sa quête, passant d’Oscar – ce dernier a fini par répondre une fin de non-recevoir étudiée sous toutes les coutures car l’amoureuse est sans cesse dans l’interprétation des signes – à Jacques, de vingt ans son aîné, qui était aussi l’amant de son amie Chloé – le désir souverain, la toute-puissance du corps, on le sait, poussent au crime et à la trahison. Comme ses autres mecs, Jacques est un pleutre, mais ça ne fait rien, car Ottessa ne veut rien d’autre qu’un regard, des yeux que l’on pourrait poser sur elle.
Pour plaire, elle s’en remet au désir masculin, allant jusqu’à esquinter sa féminité : « Le seul moyen de survivre à sa solitude c’est de se saloper. » En réponse à l’absence, elle enverra ses bandes de cire sanglantes à son amant silencieux : l’envers du décor. L’image est odieuse mais merveilleuse, il fallait oser l’écrire, à l’image d’Ottessa, à vif et amochée.
Pussy suicide est une poétique de la vacuité. Des jeunes femmes à sauver qui rêvent d’hommes mais où le pathétique prend aussi la forme d’une élévation. Car ce qui est beau, dans le roman de Rosanna Lerner, c’est, citant Barthes, encore, que « ce n’est plus le sexuel qui est indécent, mais le sentimental. » Le besoin impérieux d’hommes minables qui provoque notre dégoût. Car ce que souhaite Ottessa, au fond, c’est ce que nous désirons tous : disparaître – elle le dit – dans le sexe et l’amour. Mais il faut avoir seize ans, et une sacrée plume, pour le révéler. Pour écrire cette nouvelle génération perdue – mais n’est-ce pas le cas de toute génération ? – qui tente de se débrouiller avec la promesse – qui est aussi un mensonge – d’une jouissance sans cesse renouvelée.
Pussy suicide se loge ainsi dans les zones d’ombre – un livre gris qui tire vers le sombre – et c’est si juste, si beau, de dire ce qu’il ne faut pas. « Il y a quelque chose dans les abysses. Une vérité qui récompense le sacrifice. »