Je suis allé voir Caroline Champetier, directrice de la photographie. Je voulais qu’elle raconte son métier, ce qu’elle a accepté de faire avec passion et douceur.
Caroline Champetier c’est plus de quarante ans de cinéma, un parcours qui va de Godard à Lanzmann, c’est un César pour Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, des Prix Lumière, un prix Berlinale Kamera… C’est une vie de cinéma.
Nous avons remonté le fil au gré de quelques-uns de ses plus grands défis : ici la nuit de Chantal Akerman, là la tempête de Leos Carax. Et puis il y a Christine Angot. Comment faire un film-vérité quand il est en train de se faire et qu’il était à peine prévisible. Bruno Nuytten enfin, le directeur de la photo reclus et star, sujet d’un film réalisé par Caroline Champetier. Dans ces regards croisés de fous de cinéma, un autoportrait en creux se dessine.
La réputée directrice de la photographie offre ici une approche du cinéma, sous tous les angles, sur tous les plans : mise en scène, rapport aux acteurs, lumière, technologie, scénario, préparation, fabrication. Presque une leçon de vie, avec l’idée d’un cheminement.
Le ciel était très bleu, cet après-midi-là, à Paris. L’appartement était baigné de lumière. Sur la cheminé, à gauche, une photo en noir et blanc. Caroline Champetier et Marguerite Duras sur le tournage d’Écrire, en 1993. Un projecteur s’allume, dans l’œil de Caroline Champetier.
Le métier de filmer
Félix Le Roy : Comment définir votre métier ?
Caroline Champetier : Pour évoquer ce métier, le mot juste est le terme anglais « cinematographer » : cinéma et graphie, écrire avec des images, créer des plans. Essayons de parler de plans, plutôt que d’images. Le cinéma est fait de plans, c’est-à-dire de blocs d’espace et de temps, les deux indissolublement mêlés. Le cinematographer, le directeur de la photo, est en première ligne dans ce saisissement de l’espace et du temps.
Félix Le Roy : Votre métier est-il manuel ou intellectuel ? Quels sont vos outils ? Et quel matériau travaillez-vous ?
Caroline Champetier : Manuel, pas forcément, plutôt physique – et intellectuel aussi, parce qu’il y a de la réflexion, de la projection. Un film se prépare. Quand je parle de préparation, je parle d’accompagnement de la mise en scène. Cela relève du « comment faire ? », « comment fabriquer ? », « que se passera-t-il quand la caméra tournera devant des acteurs, dans un lieu précis ? » : En fiction, tout cela doit être préparé ; c’est peut-être moins le cas en documentaire. Godard disait que l’essence du cinéma est la projection et qu’à partir du moment où l’on a inventé comment projeter, le cinéma est né. À la fin de sa vie, il disait autre chose, sans doute parce que ses films étaient moins projetés… Le cinéma est un geste projeté vers un écran. Mais c’est aussi le mouvement de restitution, de quelqu’un qui veut saisir quelque chose avec cet outil qui enregistre l’espace et le temps. Un tel travail peut prendre plusieurs années. La qualité d’un metteur en scène est, pour moi, la ténacité, le fait de tenir ce désir d’enregistrement/projection/restitution. Sur ce point, Leos Carax m’impressionne. Il tient à son rêve. Le mouvement de projection qui aboutit à la tempête dans Annette est passé par divers états avant de devenir ce qu’il est, mais reste son rêve.
Le style Champetier
Félix Le Roy : Quand on fait un film, la réflexion se poursuit donc pendant et après le geste ?
Caroline Champetier : L’avant, le pendant et l’après impliquent des réflexions différentes. Le cinéma force à rejouer, à remettre en cause, à changer d’angle. On parle d’un exercice mental, physique et artistique qui a tendance à être sous-estimé par ceux qui pensent pouvoir faire du cinéma facilement.
Félix Le Roy : Les outils de fabrication du cinéma évoluent. Comment percevez-vous ces diverses évolutions, tel l’essor du numérique ?
Caroline Champetier : Si on veut continuer à faire du cinéma, on est obligé d’avoir les outils de son époque. Entre l’arrivée des pellicules monopack (qui étaient des pellicules couleur avec les trois couches sur le même support) et celle du numérique. Il y a eu une sorte d’endormissement technique après la fin du technicolor et les balbutiements de la vidéo. Quand le numérique est arrivé, on l’a pris en pleine face. Dans le générique de Soigne ta droite de Jean-Luc Godard, à la mention « Photographie », on peut lire : « Photographie de monsieur Eastman et mademoiselle Champetier », George Eastman étant le créateur du procédé Kodak et de la pellicule du même nom. À l’époque, ce générique m’avait fait sourire. Un homme aurait sans doute mal pris de figurer après le fabricant de la pellicule. Mais avec la conscience que j’ai aujourd’hui de la création ultra-sophistiquée qu’était l’espace couleur Kodak sur des décennies de fabrication de pellicules, ce générique me paraît génialement provocateur. Depuis l’apparition de la couleur – je ne parle pas du noir et blanc – nous n’avons jamais vraiment réfléchi à ce qu’était un espace couleur. Contrairement aux peintres qui y réfléchissent en fabriquant, artisanalement et humblement, chacun le sien. Aujourd’hui ça nous saute au visage. Il y a ceux qui font le travail et essaient de comprendre, puis il y a ceux qui continuent de ne rien faire. Ça se voit dans les films. N’oublions pas que la culture Kodak était américaine avant d’être mondiale. Il y a eu d’autres fabricants de pellicule, mais les Anglo-Saxons ont une culture de l’image cinématographique plus poussée que la nôtre.
Félix Le Roy : À quel niveau sommes-nous en retard ?
Caroline Champetier : Nous sommes en retard dans la réflexion sur les espaces couleur, sur ce qu’on appelle la color science. Nous fêtions les cent ans du cinéma, dont cinquante ans en couleur, et l’on ne s’est pas posé la question de la couleur ! Personne n’y a vraiment réfléchi. On entend juste, de temps en temps : « On en veut un peu plus, on en veut un peu moins ». J’ai parfois le sentiment que dans le cinéma, les gens ne sont pas très intéressés par leurs propres techniques.
Félix Le Roy : Sur un plateau, vous traduisez la vision abstraite du cinéaste, encore à l’état de projection, en une esthétique. Vous lui permettez d’obtenir ce qu’il souhaite rendre visible. Y a-t-il une part de trahison dans votre travail ?
Caroline Champetier : La meilleure façon de ne pas trahir, c’est de préparer ensemble. Rien ne sort d’un chapeau magique. Regardons, par exemple, les dessins de Fellini et de Kubrick. Les choses ne se font que dans un feuilletage de travail constant. J’ai travaillé sur des films aux univers réalistes et moins réalistes, sur des documentaires. La rencontre avec Leos Carax m’a permis de m’écarter de l’interprétation réaliste d’un scénario, même si le réalisme peut revêtir plusieurs formes. Les propositions peuvent être infinies, donc on procède par tentatives pour qu’un chemin se dessine.
Pour Le Guépard, Visconti voulait un acteur russe descendant de tsar pour interpréter Salina. Il voyait ce personnage comme ce qu’il est littéralement : un prince. Mais l’aristocrate russe à qui il proposait le rôle l’a refusé. Pourtant, Visconti y tenait, il voulait un aristocrate pour incarner la confrontation entre le prince Don Fabrizio di Salina et son neveu Tancrède. Quelqu’un, sans doute le producteur, a alors l’étrange idée de demander à Burt Lancaster. L’équipe du film va donc accueillir Burt Lancaster à la descente de l’avion sur le tarmac à Rome. Visconti ne reste même pas le saluer. Selon la légende, Visconti était accompagné de son fidèle costumier, Piero Tosi, qui lui dit : « Laissez-le-moi une semaine. » Tout le monde se bouche le nez en disant : « Non ! Non ! Ce n’est pas lui ! » Pendant ce temps, Piero Tosi travaille, dessine, habille et apprend à Lancaster comment porter le costume. Visconti vient voir au bout d’une semaine et dit : « Peut-être ». Aujourd’hui, quand on parle du Guépard, que voit-on ? Burt Lancaster. Ce travail entre le refus de l’un, la projection de l’autre, ce qu’on abandonne et ce vers quoi on va, qui n’est pas encore clair, est condensé dans ce « Peut-être » de Visconti.
Félix Le Roy : Diriez-vous qu’il existe un « style Champetier » ?
Caroline Champetier : Certains me disent : « J’ai reconnu. » La seule chose que je peux dire c’est que j’ai un besoin de croire à ce que je filme, à la situation d’une scène, à l’acteur à côté du personnage (c’est Nanni Moretti qui dit : « Je veux voir l’acteur à côté du personnage ») : croire à une vérité, pour en revenir à Godard… Peut-être que cette nécessité, qu’on peut aussi s’appeler mysticisme ou folie, produit quelque chose. Je crois au plan. Il y a tout ce qui le détermine concrètement, mais il y a aussi une part de croyance chez ceux qui l’exécutent. C’est peut-être cette croyance que les gens voient ou comprennent. Le style relève du maniérisme. Les époques extrêmement stylées, en architecture ou ailleurs, ce sont des époques décoratives ; et je ne pense pas du tout être dans la décoration.
Le choix de la caméra pour le film Une famille de Christine Angot
Félix Le Roy : Dans un entretien, vous dites : « L’outil et le choix de l’outil deviennent un acte de mise en scène. »Quelle est la part de mise en scène qui vous est propre ?
Caroline Champetier : Sur le tournage du film de Christine Angot, Une famille, j’avais choisi un Alpha 7, puis deux Alpha 7. Qu’est-ce qui a fait qu’à un moment je me suis dit : « Je ne peux pas être seule, il va falloir qu’on soit deux » ? Je ne savais pas que nous irions chez la femme de son père. Christine elle-même ne le savait pas. Dans cette scène, je tiens un Alpha 7 avec les coudes contre mon corps, comme si c’était une sorte de prothèse oculaire. Inès Tabarin, qui cadre aussi lors de cette séquence, ou Hugo Martin plus tard, le tiennent différemment : avec des poignées et cadrent avec un écran. Ne pas être seule, c’est ce qui a permis qu’on puisse filmer la scène entre Christine et la femme de son père de façon à ne rien perdre de l’une et de l’autre. C’était une sorte d’instinct, mais parfois c’est extrêmement réfléchi (caméra, optiques, poids de chaque appareil). C’est une équation compliquée de choisir les bons outils pour un film. Je fais souvent tout peser par mes assistants, surtout à l’époque où je cadrais souvent à l’épaule. Le poids est quelque chose d’extrêmement important, il conditionne le mouvement. C’est un choix que je fais avec le cinéaste – Godard, Beauvois, Carax ou autre – ou seule. Donc, oui, c’est de la mise en scène, ça s’inscrit dans l’espace où nous allons travailler et ça détermine nos gestes. Les êtres, l’espace, le temps ça s’enregistre avec cet outil-là.
La mise en lumière
Félix Le Roy : Vous mettez en lumière des acteurs, mais si le spectateur perçoit votre travail, le cinéma ne perd-il pas de sa vérité ?
Caroline Champetier : Comme toute élégance, il ne faut pas donner à voir les coutures.
Félix Le Roy : En éclairant un visage, il faut donner l’impression que c’est le visage qui éclaire…
Caroline Champetier : Éclairer un visage, c’est lui rendre sa lumière propre ou la lui enlever, selon les besoins de la scène. On en revient au refus du maniérisme : il faut montrer sans démontrer. De même, un acteur qui indique ce qu’il fait, c’est triste. Quand les acteurs parviennent à ce que tout soit effacé, ça devient extraordinaire.
Le plan, le travelling, le hors champ et le grain
Félix Le Roy : Une image, au cinéma, doit-elle être limpide dans sa présentation et sa compréhension pour le spectateur ?
Caroline Champetier : J’ai tendance à le croire. Un plan passe vite. Truffaut était incroyablement soucieux de la compréhension immédiate du spectateur, d’autres retardent à dessein cette compréhension, ou la brouillent. La limpidité/simplicité de ce qu’on donne à voir permet au spectateur de ne pas se poser de questions inutiles. Mais se perdre dans un film, c’est bien aussi. Je suis peut-être, avec le metteur en scène, la première spectatrice du film. Ma seule qualité serait d’être une bonne spectatrice d’un plan, de la nature, de l’autre… C’est un talent d’amateur. On peut dire que je suis une amatrice au sens d’aimer.
Le cinéma repose sur un geste de plus en plus technique, jusqu’à en devenir ridicule. Si l’on regarde des photos de tournage de Naissance d’une nation de Griffith ou de Metropolis de Fritz Lang, on voit une petite caisse en bois sur un pied en bois, avec des milliers de figurants, et quelqu’un qui explique et projette ce qu’il souhaite. Aujourd’hui, que voit-on ? Un déluge de matériel, de câbles, de machines et d’outils en tout genre. On ne se rappelle pas assez que « l’industrie » est là pour se reproduire elle-même, non pas pour produire de la compréhension du monde ; c’est elle qui devient le metteur en scène. L’autre jour, j’ai regardé Charlot patine avec ma petite-fille. L’entraînement auquel a dû se soumettre Chaplin pour patiner en arrière, mal patiner, est ahurissant : tout est devant cette caméra des premiers temps du cinéma, moins derrière…
Félix Le Roy : Les cadres et les lumières sur lesquels vous travaillez créent un espace de convergence, là où le cinéma advient. Comment expliquez-vous cette création de l’espace ?
Caroline Champetier : Pourquoi le travelling demeure-t-il indépassable ? Parce que c’est à ce moment-là que l’espace et le temps sont précisément ensemble. Lorsque vous filmez le paysage à travers la fenêtre d’un train en marche, c’est du cinéma pur. La réalité de l’espace et du temps mêlés est constitutive du plan. Mais on ne ressent pas forcément le cinéma dans tous les moments d’un film. Il en est de même pour la lumière : si l’on en était conscient tout le temps, on ne la ressentirait plus. Ce sont des instants précis, organiques, qui font que l’on est physiquement emporté, parce que le mouvement et le temps agissent physiquement sur nous qui sommes immobiles.
Félix Le Roy : En parlant de convergence, votre rôle est lui-même au carrefour d’au moins deux domaines : la photographie et le cinéma. D’autres arts tels que la peinture, la littérature, la musique, la danse, vous inspirent-ils ?
Caroline Champetier : Évidemment. La différence entre la photographie et le cinéma découle du mouvement. Tandis qu’il n’y a pas de hors champ dans la photo, toute l’énergie d’un plan de cinéma survient de ce hors champ, de ce qui le traverse, en ressort, y reste. Lorsqu’un acteur entre dans le champ, on pense qu’il vient de quelque part. C’est une leçon visible dans tous les plans de Godard, de Béla Tarr ou d’autres : un cadre, un plan est un carrefour d’énergies. Dès que vous avez pris conscience de cela, vous comprenez que le cinéma et la photographie sont deux mondes visuels distincts. Le cinéma est du côté de l’énergie de la vie, et ce même quand il est lent, alors que la photographie arrête le temps.
Félix Le Roy : Lors d’entretiens ou de masterclass, vous parlez souvent du « grain » à propos de l’image cinématographique. Comment le définiriez-vous ?
Caroline Champetier : C’est une texture que nous avons perdue avec le numérique. La pellicule avait un grain mobile, stochastique (ayant à voir avec le hasard). Le développement de la pellicule amène un grain vivant, analogique. Le bruit numérique, c’est le contraire : les grains y sont organisés comme des soldats chinois, il y a une terrible fixité. Le grain argentique, c’est de l’air – entre l’œil et ce qu’on regarde, une forme de vibration. Les images qui vibrent – du fait du vent, de la lumière qui change, d’un mouvement d’obturation – sont magiques. De nos jours, il y a beaucoup de techniques et de logiciels de création ou de reproduction du grain argentique dans l’image numérique ; on a compris qu’il était essentiel de donner de la texture aux images. Il n’y a pas que la résolution et la définition qui comptent. Au contraire, quand une image est trop définie, elle vous enlève quelque chose de ce mouvement mystérieux qui questionne le regard : est-ce que je vois ce que je vois ? Voir est une question, pas une réponse.
Félix Le Roy : N’y a-t-il pas d’opposition entre le grain et la netteté ?
Caroline Champetier : Techniquement, le grain fixe le point, c’est-à-dire la définition. Il n’y a donc pas d’opposition.
Le cadre
Félix Le Roy : Sur un tournage, vous êtes partie prenante dans la fabrication du film. Arrivez-vous à avoir un œil de spectatrice, avec ce que cela peut comporter de passivité ? Ou bien vous sentez-vous toujours en action, sous la direction d’un metteur en scène ?
Caroline Champetier : Mon regard au moment de la fabrication du plan n’est forcément pas le même qu’un mois plus tard ou un an plus tard. Sur un plateau, je cadre. Les opérateurs de la Nouvelle Vague sont devenus des cadreurs. Avant, l’image était fabriquée par plusieurs personnes : le directeur de la photographie faisait la lumière et le cadreur cadrait, il y avait plusieurs assistants, c’était difficile, les têtes n’étaient pas fluides, les caméras étaient énormes… Le cadre nécessite une concentration à part entière. C’est ce que j’aime avec des metteurs en scène qui font beaucoup de prises : on s’installe dans deux espaces différents, à savoir la création du plan et le polissage du geste. Il faut respirer et être présent différemment selon ce qu’on filme quand on cadre. Puisque je cadre à peu près tous les films sur lesquels je travaille, cette double concentration fait que je n’ai évidemment pas le recul que je peux avoir des mois ou des années plus tard. Lorsqu’on cadre, on est acteur de quelque chose, on se sent très proche des acteurs, on chemine de façon mystérieuse avec eux.
Félix Le Roy : Avez-vous des yeux pour voir ou pour regarder ?
Caroline Champetier : Je suis souvent dans un double mouvement fait de conscience et d’inconscience. On pourrait dire qu’il y a plus de conscience dans le regarder que dans le voir, mais, parfois, on doit abandonner la conscience : le plan vous fait autant que vous le faites.
Le regard masculin-féminin
Félix Le Roy : Depuis votre formation à l’IDHEC (aujourd’hui La Fémis), vous avez fait carrière dans un monde d’hommes. Si votre travail consiste à vous fondre dans l’œil d’un cinéaste, avez-vous déjà ressenti des difficultés, en tant que femme, à vous glisser dans les intentions des hommes avec lesquels vous collaborez ? Le regard a-t-il un genre ou, pour faire le métier que vous exercez, doit-il rester neutre ?
Caroline Champetier : Le regard n’est pas neutre. Je peux parfois être un homme, et parfois une femme. Quand je travaille avec Xavier Beauvois, j’emprunte le regard d’un homme. Or, dans N’oublie pas que tu vas mourir, la façon de filmer Roschdy Zem et Xavier Beauvois est sans doute un regard féminin. Cela provoque et participe d’une émotion qui vient s’ajouter au film. Dans Ponette de Jacques Doillon, lorsque je filme une petite fille, il y a là un regard de femme, de mère – que je suis. Récemment j’étais à une projection de Sauve qui peut (la vie) de Godard, à la Cinémathèque. Il n’y a eu que très peu d’applaudissements. La salle était comme tétanisée par les injonctions de sa propre époque. Quand il filme Isabelle Huppert en prostituée, Godard est le témoin de l’humiliation des femmes. C’est étrange de refermer tout à coup son esprit. J’ai lu dans la biographie de Camille Claudel que sa mère a perdu un garçon avant Camille ; en enfantant Camille, elle avait toujours ce désir de garçon, qui a psychiquement contaminé Camille. Le garçon est venu plus tard : le petit frère Paul, dont on sait combien il ne l’a pas comprise. Elle aborde la vie avec cette charge psychique, ce désir de la mère, et s’oriente vers une pratique exclusivement masculine à cette époque : la sculpture. Elle en devient folle. J’arrive presque un siècle après, avec une histoire un peu semblable où je me dirige vers une pratique masculine et où l’on m’autorise, pour diverses raisons, notamment parce que nous sommes un siècle plus tard, à pouvoir m’en emparer. Je ne deviens pas folle. Je ne me compare évidemment pas à Camille Claudel ; je vois qu’il y a à l’origine de son geste une détermination psychique qui n’appartient pas au genre dont elle fait partie. Si ce mouvement est possible, peut-être est-ce la preuve que certains gestes artistiques n’ont pas de genre ou peuvent contrevenir au genre.
Félix Le Roy : À propos de la place des femmes dans l’industrie du cinéma, vous déclariez dès 2012 au Festival international du film de La Roche-sur-Yon : « En entrant à l’IDHEC, je me suis dit que je voulais faire du cinéma […]. Il n’y avait alors pas de place dans la technique de l’image pour les femmes. Tout était à conquérir et le mouvement des femmes était dans cette conquête. » Constatant que les femmes ont su conquérir un espace au sein de ce milieu, vous ajoutiez : « Cela est dû à une succession de hasards, à quelque chose qui dépasse le cinéma et qui a trait au mouvement de la société. » Est-il souhaitable que ce soit parfois la société qui fasse évoluer le cinéma, et non l’inverse ?
Caroline Champetier : Le cinéma fait partie du monde ; il peut le faire avancer et, inversement, le monde fait avancer le cinéma. J’aimerais que la société reconnaisse le cinéma pur, celui de l’espace et du temps dont nous parlions, et non comme une image faussée d’elle-même, une image narcissique. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment certains pays surgissent cinématographiquement, puis disparaissent, et ressurgissent. On a l’impression qu’il y a des territoires qui, pour se reconnaître, ont besoin du cinéma et savent s’en servir. Les grands dictateurs prenaient le cinéma très au sérieux. La propagande cinématographique, qu’elle soit soviétique ou fasciste, a donné des objets cinématographiques d’une terrible puissance. Le cinéma américain a peut-être permis à la société américaine de contenir les contradictions qui la dévoraient : les grands films sur la guerre du Vietnam, sur les affaires de corruption, sur la Mafia… Peut-être que pour nous aussi, le cinéma est un rempart ?
La notion d’ordre au cinéma
Félix Le Roy : Quel rapport entretenez-vous avec la notion d’ordre, à la fois l’ordre donné et l’ordre reçu, mais aussi l’ordre en tant qu’il s’oppose au désordre sur un tournage ?
Caroline Champetier : Malheureusement, la névrose peut passer par là. Trop de désordre me fait peur mais me fascine aussi. J’admire ceux qui arrivent à fonctionner dans le désordre, et il y a bien sûr dans le désordre un sentiment de vie. Certains metteurs en scène savent très bien user du désordre, et même du chaos, mais la technique a plus ou moins besoin d’une organisation. Donc pourquoi pas un certain désordre, mais pas jusqu’à la désorganisation de l’équipe technique. Sur un tournage, tout se prévoit, alors il est intéressant de prévoir aussi le désordre, et peut-être de l’organiser. J’ai compris cela progressivement. Par ailleurs, recevoir des ordres peut me rassurer s’ils sont détachés du moment où l’on laisse agir l’instinct. Quant aux ordres que je donne, j’espère aujourd’hui mieux m’expliquer et avoir progressé. Tous mes assistants, les jeunes gens avec lesquels je travaille, m’apprennent énormément et m’aident à avoir un rapport plus intelligent à cela.
« Le cinéma est précieux et passionnant quand il est constitué de tentatives »
Félix Le Roy : À quel moment, dans le processus de fabrication d’un film, les idées vous viennent-elles ?
Caroline Champetier : Il y a des aspects qu’on voit d’emblée. Ils peuvent s’effacer par la suite mais sont utiles parce qu’ils permettent de tracer une ligne. Lors du processus de fabrication, on passe du mouvement imaginaire à la résolution concrète. Ces résolutions, on s’en approche avec le metteur en scène, et la manière dont on s’en approche les fait exister. Les lieux, les corps, les costumes, les rythmes, la lumière qui se déploie… Tout cela procède de la tentative. Le cinéma est précieux et passionnant quand il est constitué de ces tentatives, sans application de recettes.
Le rapport aux acteurs
Félix Le Roy : Quel rapport entretenez-vous avec les acteurs sur un tournage ?
Caroline Champetier : J’ai mis du temps à comprendre ce rapport. J’ai commencé par être assistante à l’époque où les optiques « grande ouverture » arrivaient sur le marché. Ces dernières n’avaient pas beaucoup de profondeur de champ. Il fallait avoir une certaine dextérité pour poursuivre le point quand un acteur se déplaçait vivement. À mes yeux, un acteur devait prendre ses marques ; quand il me piégeait – parce que le pointeur, tel le cadreur, est en rapport constant avec le mouvement de l’acteur –, je pouvais lui en vouloir. Le point implique une concentration particulière, d’autant plus nécessaire aujourd’hui. Avec les grands capteurs actuels, la profondeur de champ devient absolument infime. À l’époque, nous n’avions ni retour ni écran, j’étais en rapport direct avec l’acteur et l’objectif. Aujourd’hui, le pointeur est recroquevillé sur un petit écran avec lequel il juge son travail. Voilà pourquoi les optiques sont décomptées en pieds et non en mètres : la mesure en pieds s’adapte aux mouvements humains. Petit à petit, je les ai cadrés, je les ai éclairés : une compréhension intime est advenue. Je suis spectatrice de ce qu’un acteur cherche quand il joue. C’est devenu essentiel pour moi, car les films auxquels je participe sont pour la plupart portés par des acteurs. J’ai mis du temps à comprendre la profondeur, le risque de cet exercice. Les acteurs sont sans filet. Ils n’ont pas une caméra entre eux et le monde. Ils expriment avec leurs corps ce qu’ils doivent restituer. C’est à la fois extrêmement mystérieux et impressionnant. Le rapport à l’acteur est silencieux. Ce silence est chargé de la confiance qu’il ou qu’elle a en moi. Ce sont des regards, un rapport étrange et étroit que j’ai expérimentés. Cadrer quelqu’un signifie être dans sa respiration, comprendre tous ses mouvements au moment même où ils se déploient, voire avant qu’ils ne se déploient. C’est extraordinaire de pouvoir s’approcher avec une caméra d’une grande actrice, d’un grand acteur. On pourrait également dire que la caméra révèle quelque chose des êtres – acteurs connus, moins connus et non acteurs –, on regarde autrement avec une caméra.
Toute une nuit, de Chantal Akerman (1982)
Félix Le Roy : Le premier long-métrage sur lequel vous avez travaillé en tant que directrice de la photographie, c’était Toute une nuit de Chantal Akerman, en 1982. Quels souvenirs gardez-vous d’elle ? Quel regard portez-vous sur son œuvre ?
Caroline Champetier : J’ai rencontré Chantal Akerman en 1979, quand Claude-Jean Philippe – qui avait été élève à l’IDHEC quelques dizaines d’années auparavant – s’est demandé ce que les jeunes gens qui apprenaient le cinéma en disaient. Il est venu nous chercher, Pierre Donnadieu, un de mes camarades, et moi-même, pour parler de cinéma. Nous avons ainsi participé au « Cinéma des cinéastes » sur France Culture pendant cinq ans. Je me souviens de la première semaine : Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles sortait en salles. J’étais obligée de parler du choc absolu que cela a été. J’évoquais Godard et Akerman.
À cette époque, j’apprenais le cinéma – j’avais eu une enfance d’architecture, de peinture, d’expositions et de littérature, mais pas de cinéma. Cela a été comme une naissance, une compréhension, non pas de ce que le cinéma devrait être, mais de ce qu’il était véritablement, puisque je le rencontrais en commençant à le pratiquer. Puis il y eut avec Akerman plusieurs années d’amitié, où notamment elle m’a fait connaître le cinéma expérimental. C’est elle qui m’a fait découvrir Michael Snow et La Région centrale, en me disant : « Tu vas voir, c’est comme un western. » C’était vrai : la répétition d’un mouvement qui, à un moment donné, quitte la terre pour aller dans le ciel, du cinéma purement expérimental fabriqué à partir d’une machine. Et puis les discussions, ses rêves de réaliser un grand film à partir d’Isaac Bashevis Singer… La proposition de faire un film avec elle est venue presque naturellement. Cela a couronné une époque d’amitié et de proximité. Toute une nuit a été fait dans une grande inconscience de ma part ; les outils que j’avais étaient peu nombreux. Nous travaillions sur un motif qui avait été très réfléchi par Chantal, à savoir des lieux à Bruxelles, des appartements et des personnages qui étaient la plupart du temps des amis, ou inspirés d’amis, sa mère. Une sorte de matière humaine très réelle et très stylisée qu’elle sculptait avec le cinéma.
Félix Le Roy : Commencer sa carrière par l’éclairage d’un film entièrement nocturne, était-ce un défi ? Quand j’ai vu le film, j’ai eu l’impression que la lumière, paradoxalement, c’était l’ombre… La lumière est circonscrite à des zones précises.
Caroline Champetier : Je n’en avais pas conscience. Je venais de passer plusieurs années avec un directeur photo qui était un maître du contraste, du rapport de l’ombre et de la lumière, William Lubtchansky. D’autres directeurs photo ont plus travaillé dans ce qu’on appelle aujourd’hui le haut de la courbe. Néstor Almendros aimait les contrastes moins accusés. William Lubtchansky, lui, avait un côté baroque. Il a été formé par de très grands directeurs photo, dont Eugen Schüfftan, directeur photo allemand de Fritz Lang. Entre cet apprentissage et la pauvreté de mes moyens – je n’avais que quelques projecteurs –, il me restait à faire des choix précis d’ombre et de lumière. Votre sentiment est juste puisque c’est ce que j’ai fait : choisir d’éclairer certaines zones et pas d’autres. Un geste où il y a du plaisir à faire ces choix. Et je ne me souviens pas qu’il y ait eu quelque dissension que ce soit entre Chantal et moi là-dessus. La lumière participait de ce qu’elle créait.
Félix Le Roy : Que vous reste-t-il de Toute une nuit ? En regardant le film, je me suis dit que ce tournage avait dû être très formateur, comme un entraînement de haut niveau : c’est un grand catalogue de toute une série de gestes humains qu’il a fallu filmer, des gestes que vous avez inévitablement retrouvés par la suite dans votre carrière…
Caroline Champetier : C’est lié à la chorégraphe qui inspire le film : Pina Bausch. C’était un apprentissage des corps et du mouvement des corps les uns vers ou contre les autres. Comme je vous l’ai dit, j’ai mis du temps à comprendre ce qu’était un acteur ; j’avais davantage conscience de ce qu’était l’espace et la mise en scène. J’ai donc éclairé des espaces et des corps, dans des ambiances dictées par le scénario et en essayant de les « incarner ». Avec peut-être une exception pour Aurore Clément, l’actrice principale du film, que j’ai éclairée de manière extrêmement attentive malgré les moyens limités que j’avais. Il y a certaines incongruités photographiques dans le film – tel l’éclair qui vient de l’intérieur de la pièce quand l’orage arrive –, mais elles n’entament pas la compréhension générale des ambiances, sans doute à cause de cette croyance.
Félix Le Roy : Ce film dégage quelque chose de physique, sensuel, proprement lié au corps (tant à l’écran à travers les acteurs que pour le spectateur qui perçoit physiquement l’image), et en même temps c’est une œuvre qui nourrit l’intellect. Diriez-vous que c’est là, au carrefour du corps et de l’esprit, que se situe le cinéma de Chantal Akerman ?
Caroline Champetier : Oui ! C’est un film sans paroles, sans dialogues, un cinéma de la situation et du corps dans la ville. Il y a un sentiment d’universel. Saute ma ville, son premier film, met en scène un corps qui s’exprime de toutes les manières possibles ; dans Je, tu, il, elle, il s’agit de nouveau des corps ; dans D’Est et De l’autre côté, ce sont encore des corps, qui attendent, qui fuient… J’ai une très grande nostalgie, d’abord parce que Chantal Akerman n’est plus là, mais aussi parce que je n’ai peut-être pas eu assez conscience de l’immense privilège que j’ai eu de la côtoyer. Je l’ai certes reconnue avant même de la connaître. Mais en revoyant ses films, en lisant ses écrits – je la regrette. Ses documentaires D’Est, De l’autre côté, m’ont bouleversée. C’est difficile de cheminer avec les metteurs en scène, ils peuvent tout d’un coup ne plus vouloir de vous, ou alors vivre très mal le fait que vous vous écartiez. Si l’on parle souvent d’Ingmar Bergman et de son directeur de la photo Sven Nykvist, ce n’est pas simplement pour leur collaboration spectaculaire, mais parce qu’elle a duré dans le temps.
Annette, de Leos Carax (2021)
Félix Le Roy : En parlant de cheminement avec un metteur en scène, il y en a un que, me semble-t-il, vous avez accompagné dans une renaissance : Leos Carax. Votre collaboration avec lui est faite d’exploits. Est-ce le goût du défi qui vous lie ?
Caroline Champetier : Peut-être, mais je l’ignorais au départ. Quand Leos m’a approchée pour partir avec lui au Japon tourner Merde, le segment de Tokyo!, je croyais qu’il voulait que je l’aide à trouver un opérateur – de temps en temps, il y a de drôles de malentendus avec des metteurs en scène. Je me suis creusé la tête pour trouver quelqu’un qui puisse lui convenir. Puis, à un moment donné, il m’a dit : « Mais pourquoi pas vous ? », et c’est peut-être ce qui nous a entraînés sur ce terrain du défi. Le tournage de Merde au Japon était hallucinant. J’utilisais une petite caméra, la DVX100 (avec laquelle Wang Bing a fait son premier film, À l’ouest des rails), pour filmer cet énergumène de monsieur Merde, joué par Denis Lavant, dans des situations impossibles : au Japon, on ne peut rien filmer dans la rue car cela peut atteindre à la tranquillité des gens. Nous avons fait nos répétitions dans des parcs publics pour ensuite faire des opérations kamikazes : moi dans une chaise roulante tirée par un machiniste avec une couverture sur ma caméra, filmant monsieur Merde à Ginza. Une mise en scène devant et derrière la caméra où le backstage est vraiment riche. Ce sont des défis pour lesquels nous nous mettons en quatre, en dix, en cent pour trouver des solutions. Pour Merde, cela a été un acteur éblouissant auquel Leos pouvait tout demander, un décorateur japonais formidable et cette caméra/violon avec laquelle j’opérais à bout de bras. Les caméras ne sont pas toutes intelligentes et réussies ; celle-là était géniale – le Caméflex, la Coutant, l’Arri BL, les caméras Aaton l’étaient également. Quand les nécessités de l’outil rencontrent l’intelligence d’un ingénieur, une caméra devient formidable. Ce que les metteurs en scène nous demandent est finalement assez simple : préparer, tester, faire des tentatives, jusqu’à trouver un chemin pour le prototype que nous fabriquerons.
Félix Le Roy : Le cinéma de Carax est très chorégraphié. Annette n’échappe pas à cette tendance. Comment avez-vous appréhendé cela ? Une caméra, une lumière, peuvent-elles danser ? Par ailleurs, c’est un film chanté qui suit la bande originale des Sparks. Un cadre, un éclairage, peuvent-ils être musicaux ?
Caroline Champetier : Dans la tête de Leos Carax, sans doute. Mais ce n’est pas ainsi que je vivais les choses, parce que chaque séquence était un défi technique différent. La chorégraphie des outils répondait aux mouvements de caméra de la séquence. Ce serait facile, paresseux ou trop cher d’utiliser un steadicam tout le temps. L’enjeu était de comprendre quels étaient les outils à notre portée technique et financière, c’est toujours une équation. C’était déjà le cas pour Holy Motors. Souvent, un long-métrage est filmé uniformément de la première à la dernière séquence. Ce n’est pas la façon de travailler de Leos Carax ; il travaille une séquence indépendamment de celle qui suit ou précède, et cela procède du film entier. Chaque séquence est donc une sorte de casse-tête technique – soit du point de vue du mouvement, soit de la lumière –, qui vous entraîne sur un chemin distinct de la séquence précédente. Nous ne sommes pas du tout dans la fabrication industrielle.
Félix Le Roy : Annette est un film d’une immense poésie. À quel moment, selon vous, cette poésie apparaît-elle ? Était-elle présente dès la lecture du scénario ? Avez-vous conscience d’être partie prenante dans la fabrication de cette poésie ? Par ailleurs, vous disiez que la seule chose que vous demande Leos Carax, c’est de travailler. La poésie n’est-elle que le fruit d’un travail ?
Caroline Champetier : Oui. Au cinéma, la grâce doit être organique, et c’est ce qui est difficile à obtenir. Quand l’acteur entre, le mouvement de la caméra, la lumière, la chanson, tout doit prendre place de façon fluide afin de produire de la grâce. C’est ce que je disais lorsqu’on est arrivés en Belgique en préparation et qu’il y a eu de petits frottements avec la régie, les repérages : « Attention, on fait un film où il va falloir produire de la grâce, il faudra qu’on trouve le moyen d’en user également entre nous. » Cela, c’est quelque chose que LC sait faire, parce que le temps de préparation devient un apprentissage à vivre ensemble, penser ensemble, rêver ensemble. Je reviens à l’image du travelling et à la fenêtre du train, c’est-à-dire cette liaison organique de l’espace et du temps : on doit arriver à la produire dans une séquence. C’est beaucoup de travail et certainement de l’instinct, le sens et la reconnaissance qu’a le cinéaste de ce moment de grâce qui le fait advenir. Lorsqu’on est derrière la caméra et qu’on filme, on peut ressentir, mais on n’est pas le maître d’orchestre. Le maître d’orchestre, c’est le cinéaste. C’est en cela que le cinéma ressemble parfois vraiment à la musique : ce sont des instruments différents mis ensemble pour suivre un tracé extrêmement précis. On le voit dans l’une des séquences d’Annette : quand on a filmé l’orchestre autour du conductor, celui-ci nous raconte son état intime, et en même temps il continue à diriger sa symphonie. Là, on s’est assez vite rendu compte qu’on allait être sur un travelling circulaire autour du conductor, et à un moment donné j’ai dit à Leos : « Il va falloir un zoom. » Parce que c’était dans le rapprochement et l’éloignement que ce mouvement prendrait son sens. Leos m’a répondu et, au même moment, on s’est dit : « Voilà le dessin ». On a alors mis les outils en place, le travelling circulaire, la caméra, ainsi qu’un très bon machiniste doté de l’énergie et du tact nécessaires pour accélérer et retenir la machine. De mon côté j’étais au zoom, comme sur un manège, emportée par le mouvement, arc-boutée à la caméra. Je devais zoomer sur le personnage quand il se confiait, et puis élargir quand son geste s’élargissait. On a dû le faire quatorze, quinze fois, afin que cela devienne organique et qu’on puisse voir l’orchestre et chacun des instruments jouer. Il y a là une somme de choix et de décisions très précises qui devaient fonctionner ensemble.
Une famille, de Christine Angot (2024)
Félix Le Roy : Quelle est la genèse d’Une famille ? À quel moment avez-vous compris que vous fabriquiez un film et comment avez-vous fait avec Christine Angot pour qu’il tienne ?
Caroline Champetier : C’est Christine Angot et Pauline Gaillard qui ont fait en sorte que le film tienne. Le montage est une partie essentielle de la fabrication d’un film. Au départ, il n’était pas question de film, mais d’une intuition qui a poussé Christine à me dire : « Je ne veux pas être seule. Est-ce que tu m’accompagnerais avec une caméra ? » Cet accompagnement, il fallait qu’il soit concrétisé, poursuivi par un geste. Christine fait partie des gens qui fabriquent, c’est une des immenses qualités de son écriture. Elle avait donc envie que ce soit une caméra avec quelqu’un derrière qu’elle connaissait, avec laquelle elle avait des rapports d’amitié. L’accompagner voulait aussi dire la suivre dans tout ce qui se passe quand un livre sort, c’est-à-dire avoir l’idée d’écouter « Le Masque et la Plume » chez elle le soir où cela passait, prendre le train à ses côtés pour aller à Strasbourg, la suivre chez sa mère…
Félix Le Roy : Votre métier est un métier de préparation et d’anticipation. Or il se trouve qu’Une famille est un film du surgissement. Comment avez-vous abordé cela et comment capte-t-on une émotion intacte ?
Caroline Champetier : Il faut être à la fois physiquement et humainement avec les personnes qu’on filme. C’est juste : Une famille n’est pas un film préparé. On pourrait néanmoins dire que c’est un film préparé depuis trente ans. Une famille, c’est l’histoire de Christine. Mais ce que nous ne savions pas – elle le savait peut-être –, c’est que ce film serait une succession de rencontres avec ses proches qui décrivent cet écho, ce ressac de son histoire intime. En revenant de Strasbourg à la fois perturbées et passionnées par ce qu’on y avait vécu – à savoir notre conversation avec Elizabeth Angot –, on a compris qu’un film commençait.
Félix Le Roy : Une famille est un film qui travaille la notion de vérité. Or Christine Angot a réalisé un film si vrai que l’on perçoit le film en train d’être fabriqué. Le spectateur ressent la présence de la caméra, on vous entend. Il n’y a aucune triche, tout sonne vrai. Cette réalité organique du tournage présente à l’écran était-elle un parti pris inévitable ?
Caroline Champetier : C’était inévitable à partir du moment où j’acceptais de faire quelque chose avec Christine Angot. Sa recherche, son existence même ne se constituent qu’avec la vérité. C’en est assez impressionnant. Lorsque l’on est derrière la caméra depuis un certain temps – comme c’est mon cas –, on sent vite tout mouvement qui peut être faux, de l’ordre d’un échappement ou d’un regard sur soi. Quand on filme quelqu’un, c’est justement pour que le regard qu’il a sur lui-même s’écarte, se dissolve. Devant une caméra, Christine est totalement libre et vraie ; et c’est extrêmement rare. On a coutume de dire que seuls les enfants le sont – et encore, aujourd’hui, les enfants savent très bien jouer avec la caméra, ils ont tellement d’images d’eux-mêmes !
Félix Le Roy : Vous avez à plusieurs reprises accompagné des cinéastes dans ce qui fut leurs premiers films. Ici vous avez suivi une écrivaine qui change de moyen d’expression. Qu’avez-vous pu apporter avec votre savoir-faire à Christine Angot qui, avec Une famille, a réalisé son premier film ? Et à l’inverse, que vous a-t-elle apporté ?
Caroline Champetier : Elle seule pourrait répondre précisément à cette question. Disons que je lui ai apporté ma présence, ma totale sympathie en gestes. Il n’y a aucune psychologie dans nos rapports. De manière générale, je n’ai pas un rapport psychologique au cinéma puisque ce qui m’intéresse avant tout – comme c’est son cas dans l’écriture –, c’est de fabriquer : fabriquer des plans, des situations qui tiennent. Par ailleurs, ce que je lui ai apporté très concrètement, c’est l’aider à choisir les décors, des situations pour créer ce qu’on appelle un axe, une direction de regard ; être à contrejour à la fin, avec Christine et sa fille dans le même plan, m’a paru important. Dans ces situations-là, Christine se donne à l’image. Elle m’a apporté cette confiance dans le fait que chaque décision prise ensemble faisait partie de ce grand tout qu’est le film.
Félix Le Roy : Que peut le cinéma par rapport à la littérature ? Christine Angot est écrivaine, donc je m’interroge : le cinéma peut-il faire des phrases ? J’ajoute que c’est un film qui met le silence à l’image : votre travail peut-il faire dire, avec un langage propre, ce que la personne à l’écran ne dit pas ?
Caroline Champetier : Oui, le cinéma filme l’intérieur des gens. C’est ce que je dis en évoquant le fait que Christine se donne totalement à l’image. Quelqu’un qui résiste à la caméra ou veut biaiser avec elle, cela se voit. Le mystère du cinéma, c’est l’incarnation, la présence d’un autre auquel on va s’identifier, c’est un exercice d’altérité. L’incarnation littéraire produit aussi de l’altérité mais c’est le lecteur qui fait l’image, comme dirait Beckett…
Félix Le Roy : Une famille est ponctué par des images d’archives filmées au camescope, qui sont autant de preuves de l’existence possible d’une famille (Christine, Claude, leur fille Léonore…). Dans l’une de ces séquences, la jeune Christine Angot est interrogée par Claude, son mari à l’époque, qui la filme. Il dit : « T’as pas l’impression de figer ? Figer les choses ? De vivre dans la mémoire seulement ? » Elle répond : « Non, dans la conscience », parce que, avec la présence de la caméra, il y a deux regards en même temps qui se chevauchent, se superposent, s’additionnent. Rétrospectivement, diriez-vous que votre rôle, lors du tournage, était de manifester ce double regard nécessaire ? Un regard qui renforce la perception et la compréhension des choses ?
Caroline Champetier : Oui, certainement. J’aime ce passage. D’abord parce qu’il me fait comprendre quelque chose du cinéma, notamment du cinéma qu’on revoit : qu’est-ce que le mouvement de la conscience quand on voit et qu’on revoit ? Quand vous dites qu’il s’agit d’« un film du surgissement », c’est absolument juste. En même temps, quand on dit que « ce film a été préparé pendant trente ans », cette séquence-là en est peut-être la preuve. C’est peut-être là que surgit le film, lorsqu’elle dit : « Non, j’ai besoin de ce double regard. » Parce que le regard de Christine sur elle-même – et sur les autres –, son regard, est un regard d’une activité et d’une réflexivité assez rares. Ce n’est pas un simple enregistrement, c’est un regard. Je crois que cela a beaucoup ému les spectateurs du film. Ils ont compris que le travail de Christine Angot est un travail du regard et un mouvement vers l’autre, de sorte que chacun des êtres qui se sont exprimés dans le film vont vers elle tout autant qu’elle va vers eux.
Nuytten/Film, de Caroline Champetier (2015)
Félix Le Roy : Bruno Nuytten a été directeur de la photographie, puis réalisateur. Vous-même, vous êtes passée à la réalisation, notamment pour ce documentaire, Nuytten/Film. Qu’est-ce qui vous rapproche de Bruno Nuytten ? Et qu’est-ce qui vous en sépare ?
Caroline Champetier : Je ne sais pas si j’ai autant de talent visuel que lui ; j’ai en revanche peut-être plus de croyance. Nous sommes différents, tout en ayant une amitié toujours en construction. Son travail m’émeut – je ne suis pas la seule. Il a été un grand directeur de la photographie. Dans les films qu’il photographiait, il y a toujours quelque chose qui échappe à la simple demande qui lui est faite de mettre un film en images, en plans et en lumière. Cela me bouleverse. Il a arrêté de faire des films mais il continue de faire des images et d’écrire dessus. C’est très étrange, ce métier où l’on donne tout de façon extrêmement concentrée. À des moments, on se dit : « Comment vais-je survivre à la fin du film ? Il n’y aura plus d’autre film comme celui-ci. » Mais ce ne sont que de petites morts. En fait, c’est un travail de séparation continuelle : commencer un film, travailler dessus, puis le quitter, le voir monté, le voir vivre (ou non). Que Bruno Nuytten ait renoncé à ce métier pour lequel il était indéniablement fait m’a intriguée à tel point que j’ai voulu lui parler. À partir de là, on a enclenché une conversation toujours en cours. Nous avons en commun cette foi dans le regard, dans les possibilités de restitution de ce regard. Peut-être aussi que, sans oser (se) le dire, nous nous pensons artistes. Mais le fait qu’il ait arrêté me permet d’imaginer que je puisse également le faire – tout en continuant de fabriquer des images, des plans, des dessins. Il y a quelque chose chez lui qui relève de la fiction, avec des moments de son existence où il est un opérateur reconnu, où il se marie à une star, où il a un enfant, avant de tout arrêter et de reprendre autrement, de rencontrer une autre femme, de s’installer à la campagne, d’arrêter le cinéma… C’est un personnage. Est-ce dû à Marguerite Duras ? J’ai connu Duras, mais peut-être pas aussi intimement que lui dans la création. Nuytten a travaillé sur la plupart de ses films. Il raconte génialement comment elle transformait tout le monde en personnage, jusqu’à la transformation magnifique et tragique de Yann Andréa.
Félix Le Roy : Nuytten/Film est un long-métrage envahi par le geste dans ce qu’il a de plus prosaïque. Vous filmez Bruno Nuytten tandis qu’il découpe du bois, pose du parquet. Quand vous réalisez ce film, il ne fait plus de cinéma. Mais, d’une certaine manière, vous donnez à voir qu’il demeure un homme du geste. C’était votre projet ?
Caroline Champetier : Là, je peux mieux répondre à la question précédente que vous posiez. Le geste est ce qui nous rapproche. Croire absolument que le geste humain est ce qui nous fait vivre, ce qui nous maintient, ce qui nous constitue. La période durant laquelle j’ai filmé Bruno – il aime avoir des périodes claires et des périodes sombres – était un peu sombre. Il se rattachait alors au geste, à tous les gestes, pour « réparer le monde », comme il dit. Oui, c’est étonnant la façon dont il met tous les gestes sur le même plan. Peut-être suis-je aussi un peu comme ça : sur un plateau, je peux avoir une extrême admiration pour les gestes de mes collaborateurs. Un plateau, c’est une sorte de symphonie de gestes. Pour comprendre cela, il faut voir Man in Black de Wang Bing et ce que nous sommes arrivés à faire en quelques jours avec, justement, une symphonie de gestes : une caméra qui tourne autour d’un homme nu, le compositeur Wang Xilin, avec des mouvements de lumière au Théâtre des Bouffes du Nord. Il y avait un enchaînement organique qui donne un objet de cinéma étonnant.
Félix Le Roy : Peut-on filmer un artiste au travail ? C’est un débat que vous avez avec Bruno Nuytten. Je remarque que vous avez eu tous deux cette tentation. Lui avec son film sur Camille Claudel, vous avec le film que vous avez réalisé sur Berthe Morisot.
Caroline Champetier : Le film commence par une critique de Bruno Nuytten sur Berthe Morisot, un long-métrage que j’ai réalisé en 2013. Il doit trouver le film assez moyen – ce en quoi je peux être d’accord avec lui, même si je trouve que l’actrice, Marine Delterme, parvient à transmettre « l’être artiste », ce qui n’est pas négligeable. La question de Bruno était précisément : est-ce qu’un acteur peut incarner un artiste ? Filmer un artiste au travail est non seulement possible mais absolument passionnant ; après tout, quand on filme un acteur, on filme un artiste au travail. Godard dit : « Un film est un documentaire sur ses acteurs. » La question de l’incarnation d’un artiste peut être posée, Bruno Nuytten n’a pas tort. Voilà pourquoi le Van Gogh de Pialat est si fort : il évite la représentation. Pialat choisit un artiste, Dutronc, et il le transpose ; mais le vrai geste de peindre, c’est Pialat qui le faisait.
Félix Le Roy : Vous faites ici une distinction. Bruno Nuytten est selon vous davantage du côté de Méliès que du côté des Lumière. Est-ce LA distinction à faire quand on parle de cinéma ? Pourriez-vous expliquer cette opposition, et où vous vous situez par rapport à celle-ci ?
Caroline Champetier : Personnellement, je vais de l’un à l’autre – sans doute par nécessité. C’est également le cas de Bruno. Ce n’est pas moi qui fais cette distinction, c’est le cinéma lui-même. Des magiciens se sont très vite emparés de cet art – Méliès, Houdini et d’autres. Mais le cinéma est aussi un outil d’enregistrement du réel. La « minute Lumière », ces films d’une minute d’enregistrement de ce que l’on peut voir depuis un seul et unique point de vue donnent à voir la puissance du cinéma en tant qu’enregistrement du réel. Il y a quelques années, j’aurais dit être résolument du côté des Lumière, mais ma rencontre avec Carax a changé cela. Je n’y aurais pas cru avant, mais depuis, j’ai l’impression d’avoir pénétré un autre mystère.
Félix Le Roy : On comprend que le métier de Bruno Nuytten lui a appris des choses sur lui-même. Et vous, que vous a appris votre métier sur vous-même ?
Caroline Champetier : Je repense à la question : qu’est-ce qui nous différencie ? Bruno a été plus intéressé par les acteurs que par les metteurs en scène. Tandis qu’il a beaucoup changé de metteurs en scène, j’ai de grands compagnonnages. Grâce à mon métier, j’ai appris que j’étais capable de faire certaines choses. J’ai appréhendé le mystère de l’acteur. Une de mes filles est actrice. Finalement, je me place peut-être du côté du spectateur, du côté du regard. Je ne suis pas actrice. La question, c’est : pourrais-je être metteuse en scène ? J’ai l’impression que je saurais filmer et, par ce biais, m’introduire dans une forme de mise en scène. Mais mettre en scène comme Leos Carax ou Claude Lanzmann, non. Cela m’apprend peut-être l’endroit où je suis dans le monde.