Quand je regarde le visage de Gisèle Pelicot, je pense à Don Quichotte. Quand j’observe l’allure de ses traits, la fierté de son nez, son regard défait et les cernes qu’elle occulte par des lunettes d’aviateur, je pense au dernier Quichotte.
Lorsque j’entends la phrase qu’elle a prononcée au cours du procès des viols de Mazan, de ce ton mesuré et profond qui est le sien, se tournant vers son mari, « il n’y a jamais eu un homme fiable et honnête face à moi », j’éprouve le même trouble qu’à la fin du roman de Cervantès. Les derniers chapitres de Don Quichotte marquent a priori la défaite du chevalier : Dulcinée n’a pas été retrouvée, Sancho s’inflige des centaines de coups de fouet en pénitence et le chevalier à la triste figure traverse la campagne, méditatif et silencieux. Il n’a, semble-t-il, plus rien à transmettre des valeurs de la chevalerie qui l’ont porté jusqu’ici. Ce moment de retrait, ce mont des Oliviers de Quichotte, a été magnifiquement filmé par Albert Serra dans Honor de cavallería. Parmi les dizaines de films inspirés par le roman de Cervantès, celui-ci se distingue : il ne s’y passe rien. Si ce n’est ce voyage de retour, bercé par les bruits de la nature, et par de brefs dialogues, tendres et communs. Quichotte y apparaît en vieil homme, livré à un combat intérieur qu’il ne peut partager avec personne, pas même avec le plus proche, Pança. Le lecteur du roman (qui l’a déjà lu, car le Quichotte est un livre qui ne se saisit pas du premier coup, et c’est même le singulier principe de ce livre, de revenir dans la vie du lecteur comme une histoire étrange qui s’éclaircit au fil des ans et des lectures, pour devenir à maints égards celle de sa propre errance), sait qu’au cours de ce voyage, le chevalier va prendre conscience qu’il n’est pas chevalier, qu’il n’a pas mené de véritable bataille, et que bien plus qu’une défaite, il porte en lui le poids de l’aveuglement. Quichotte rentre donc chez lui, croise un lièvre en arrivant au village, y décèle « un mauvais présage ». En arrivant, il nous est dit qu’il fait face à une auberge qu’il ne confond plus avec un château fort : il saisit soudain les choses telles qu’elles sont. Quelques jours plus tard, il tombe malade, et en proie à la fièvre, il convoque ses proches à son chevet, notamment sa nièce, et lui déclare : « Je possède désormais un jugement libre et clair. » Il ajoute plus loin : « Je voudrais faire une fin telle qu’elle donnât à entendre que ma vie n’a pas été si mauvaise. » Puis, il se tourne vers Sancho, et s’excuse : « Pardonne-moi de t’avoir donné l’occasion de paraître aussi fou que moi, en te faisant tomber dans l’erreur où je suis tombé moi-même, qui a été de croire qu’il y a eu et qu’il y a des chevaliers errants sur cette terre. » Et Sancho pleure.
Comme le fils aîné de Gisèle Pelicot, apprenant de sa mère par téléphone un jour de novembre 2020 que son père vient d’être arrêté pour l’avoir violée et avoir organisé une centaine de viols d’inconnus sur elle. Le fils dira avoir pensé, « notre famille est détruite ». Difficile de ne pas entendre là l’écho des mots de Gisèle Pelicot, « je suis une femme totalement détruite », qui marquèrent tant les premiers jours d’audience et le public mondial. La destruction immédiate et sans appel de leur illusion. Celle d’un couple, d’une famille. Celle d’une existence fondée sur la vérité de liens filiaux. Celle d’une vie nourrie d’amour. Et cette illusion est mise à terre par celle qui a tant contribué à la faire resplendir, Gisèle Pelicot. La même personne, la même puissante personne, fut capable de choisir son illusion, de la maintenir pendant plusieurs dizaines d’années, puis, en un jour, de reconnaître la vérité : tout cela n’était qu’illusion. Et cette personne, qui n’est pas un mythe mais qui s’en approche, tient debout, après ce dévoilement. Un dramaturge m’a dit un jour que dans la tragédie grecque, le nœud tragique n’était pas dans les faits eux-mêmes, mais dans la vitesse de leur révélation ; Œdipe se crève les yeux parce qu’il apprend, en un instant, qu’il a couché avec sa mère et tué son père. S’il avait reçu ces révélations en plusieurs années, peut-être Œdipe aurait-il gardé la vue. Gisèle Pelicot, dans un commissariat de Mazan, face aux vidéos récupérées dans l’ordinateur de son mari, a appris, en un instant, qu’elle était mariée depuis cinquante ans à un homme qui voulait la faire souffrir, l’humilier, la tuer. Une dizaine de secondes, raconte-t-elle, elle a pensé à mourir. Puis elle a décidé qu’elle survivrait, et même, qu’elle retrouverait la parole. La destruction a eu lieu, mais de la fin de l’illusion est né autre chose. Lorsqu’elle a quitté Mazan, a raconté son fils, elle n’avait qu’une valise et son chien. Elle est partie seule, dépouillée de tout, en silence. Enjambant le nœud tragique, Gisèle Pelicot empruntait la voie de Quichotte. Elle ignorait alors qu’elle s’avançait, comme l’hidalgo méditant dans les prairies de la Manche, vers la légende.
Quand je regarde le visage de Gisèle Pelicot, je pense à ces individus droits et passionnés qui se sont dévoués à une aventure existentielle qui s’est révélée fausse. La guerre. L’amour de Dominique Pelicot. Un douloureux leurre. Dans le brouillard de l’illusion, sont tapis des monstres. Ils étaient soixante-treize dans la vie de Gisèle Pelicot. Un plus que les autres, un monstre acharné, portait le masque de l’homme à qui elle s’est dévouée pendant presque toute son existence. Certes, elle n’a pas fait que cela : elle a travaillé, a élevé des enfants, construit des amitiés, a même, peut-être, aimé un autre homme. Mais elle a aussi été cette femme dans l’illusion. On lui a souvent demandé au cours de ce procès pourquoi elle avait voulu garder son nom. Elle a répondu qu’elle avait fait ce choix vis-à-vis de ses enfants et de ses petits-enfants. Osons aussi une autre hypothèse : si Gisèle Pelicot a voulu garder son nom, peut-être est-ce parce qu’elle tenait à marquer la continuité entre la femme d’aujourd’hui et celle d’hier. Peut-être voulait-elle, au cours de ce procès public, tendre la main à la Gisèle Pelicot abandonnée dans sa chambre au brouillard chimique et aux pervers du voisinage. Osons croire que Gisèle Pelicot a tenté, à chaque fois qu’elle prenait la parole face à l’audience et au monde, de sortir Gisèle Pelicot de la chambre à coucher, redresser ce corps détruit, et lui offrir la faculté de juger l’illusion de sa vie. Alors qu’aujourd’hui le procès s’achève, nul doute qu’elle y est parvenue.
Et c’est dans ce geste d’autorédemption que Gisèle Pelicot s’avère hors du commun. Ce geste que tant de femmes violées ont ressenti, à juste titre, adressé aussi à elles-mêmes.
« Je n’ai qu’un seul regret, que ce désabusement soit venu si tard. » Cette phrase n’est pas tirée d’une des déclarations de Gisèle Pelicot face à l’audience, mais du dernier chapitre de Don Quichotte. Le chevalier ignore qu’il vit dans le temps de la littérature, où il n’est jamais trop tard pour s’avancer vers le mythe. Gisèle Pelicot a pénétré ces dernières semaines dans une sphère semblable, où il n’est jamais trop tard pour offrir au monde un visage, et un nom, à l’héroïsme.