Mes garçons,

Vous voici parvenus à l’âge adulte. Au moment où vous partez vers votre vie d’hommes, je vous sens inquiets et je le suis aussi. Ce n’est pas seulement l’état du monde qui me préoccupe, c’est celui de notre société et plus particulièrement celui du rapport entre les hommes et les femmes.

Plus jeunes, vous disiez en riant que vous étiez féministes parce que je ne vous avais pas laissé le choix. Je me sentais fière d’avoir été une militante jusque dans ma propre famille – un peu penaude aussi d’avoir sans doute usé d’arguments d’autorité pour me faire entendre et de ne pas toujours vous avoir donné la parole. Mais fière tout de même, quand je vous voyais entrer dans la vie amoureuse avec un profond respect pour vos compagnes.

Et puis j’ai cru déceler en vous comme une crispation, indicible, à peine avouable, un sentiment mêlé de surprise, d’agacement et d’un peu d’injustice. À la faveur de la montée d’un nouveau féminisme, vous vous sentiez accusés permanents, coupables potentiels, sommés de prouver votre innocence par des jeunes femmes de votre génération qui parlaient de domination masculine, de culture du viol, de patriarcat et d’hommes déconstruits. « Not all men », disiez-vous timidement, quand parfois vous pensiez des choses plus désagréables, que vous n’aviez pas de chance, que vous étiez nés hommes à la mauvaise époque, qu’il n’y en avait plus que pour les femmes, quoi qu’elles disent, quoi qu’elles fassent. Vous avez parfois été les témoins de situations injustes, d’accusations infondées, si vite lancées, si vite reprises. « On vous croit », disaient les néo-féministes, au mépris de la présomption d’innocence et au pic d’un sectarisme qui parait les femmes de toutes les vertus et les hommes de tous les vices. MeToo ? Ça ne résonnait guère, c’était trop loin de vous, le milieu du cinéma, celui du spectacle, les stars contre les starlettes, j’ai bien vu que ça ne changeait pas grand-chose autour de vous. C’était loin, c’était les autres.

Et puis il y a eu les viols de Mazan. Je me suis longtemps demandé pourquoi la presse avait choisi de les décrire par le nom du lieu où ils avaient été commis et non par celui qui en était l’instigateur, Dominique Pelicot. Je ne comprenais pas qu’on euphémise et qu’on recule devant le devoir de nommer le coupable, de s’assurer que c’était sur lui que la honte s’abattait. Et peu à peu j’ai compris. Ce dont Mazan est le nom, ce n’est pas de la monstruosité d’un seul homme, ce serait en quelque sorte trop facile, c’est de la banalité d’un mal enraciné dans notre sol et dans notre époque. Ce dont Mazan est le nom, c’est du passage à l’acte en masse d’hommes qui ont entretenu leurs fantasmes d’abord dans le monde virtuel, puis très vite, sans limites, sur une vraie femme, dans la vraie vie. Qui pourrait encore dire après Mazan que la consommation massive de pornographie et de violence en ligne reste sans conséquences, que nous sommes tous armés pour faire la part des choses quand tant de drames prouvent le contraire et que le calvaire de Gisèle Pelicot nous le hurle au visage ?

Ce dont Mazan est aussi le nom, c’est de l’aboutissement abject, criminel, hideux de ce sur quoi repose notre époque, la glorification de l’individu, la mise au pinacle de l’épanouissement personnel, de la recherche singulière de l’assouvissement de ses désirs et du triomphe absolu de la consommation comme manière d’y parvenir. Depuis trop longtemps, plutôt qu’à être quelqu’un, on nous encourage à avoir quelque chose. Vous le savez, vous que le consumérisme agace autant qu’il vous tourne autour. Gisèle Pelicot nous l’a dit, pour tous ceux qui ont abusé d’elle sans qu’elle en soit consciente, elle n’était « qu’un morceau de viande ». Ils ont consommé une femme, comme beaucoup d’entre eux avaient consommé de l’alcool, ou de la drogue.

Nous y voilà, j’ai cité son nom : Gisèle Pelicot. Ce nom qu’elle a accepté de conserver, pour que ce nom de l’horreur devienne celui de la dignité. Cette femme qui a revendiqué de montrer son visage, de prendre la parole, de laisser voir les images de son calvaire pour que nous le regardions en face. Cette femme qui a pris ainsi le risque inouï d’attiser le voyeurisme intrinsèque à notre société du spectacle et qui en a triomphé, tant ce qui reste du procès, de ce qu’on y a vu et entendu, c’est l’effroi que nous avons éprouvé.

Ce que j’ai envie de vous dire, mes garçons, c’est que tous les hommes ne sont pas des violeurs de Mazan, qu’il n’y a pas à avoir honte d’être un homme, mais qu’il vous revient, à chacun, de décider quelle sorte d’homme vous voulez être. Vous avez ce pouvoir, celui de choisir d’être des hommes bien, c’est un pouvoir immense et c’est aussi un devoir. Pour les femmes, ce que je dois vous dire, c’est que cela reste infiniment compliqué. La féministe que je suis n’a fait qu’un tout petit bout de chemin. Je mesure aujourd’hui ce que je n’ai pas accompli, ce que je n’ai pas osé dire, ce dont je n’ai pas su témoigner, que nous sommes si nombreuses à avoir tu, parce que pour nous, la honte n’avait pas encore changé de camp. Je ne suis pas vraiment capable de vous en dire davantage, mes garçons, ne m’en veuillez pas, mais souvenez-vous seulement qu’une femme sur deux a déjà subi une violence sexuelle en France. Une sur deux. Alors essayez de vous demander combien vous en connaissez, combien vous en côtoyez. Tous les hommes ne sont pas coupables, mais une femme sur deux a déjà été victime.

Mes garçons, je ne vous demande pas de réussir là où les générations précédentes ont échoué, ce serait mettre un bien grand poids sur vos épaules. Je veux simplement vous remercier d’être en train de devenir des hommes bien, vous encourager et vous dire que nous devons tous être reconnaissants à Gisèle Pelicot : elle ne nous a pas seulement forcés à regarder l’insoutenable en face, elle nous a montré que l’on pouvait s’en extraire et tracer un autre chemin pour les hommes comme pour les femmes. Au moment où vous partez vers votre vie d’hommes, je vous souhaite bonne route.