Gisèle Pelicot ne doit pas devenir un symbole. Le mécanisme est trop familier, le processus trop tentant. Nous connaissons le cycle de vie des symboles : applaudis, archivés, distanciés, oubliés.

Nous excellons dans cette alchimie : transformer les corps violés des femmes en métaphores, leurs traumatismes en théories, leur douleur vivante en discours mort. Nous le faisons avec une telle sophistication : dans les cafés de la Rive Gauche, dans les bureaux de rédaction, dans des revues intellectuelles comme celle-ci, chaque lieu plus raffiné que le précédent. Chaque violation devient soigneusement transformée en un autre symbole, un autre moment historique, un autre grand débat ! Une autre occasion de démontrer notre maîtrise de la distance intellectuelle.

Permission

Mais cette histoire refuse le raffinement. Elle arrive brute, une fissure dans notre réalité. L’affaire reflète non seulement ce que Dominique Pelicot et des dizaines d’hommes ont fait à Gisèle Pelicot, mais aussi ce que nous sommes devenus : une société où les corps des femmes restent inlassablement des territoires à conquérir, où la conscience elle-même devient une marchandise manipulée au service du pouvoir, où des autorisations signées par des hommes pèsent encore plus lourd que l’autonomie des femmes.

Cette phrase résonne dans le tribunal : « Dominique Pelicot leur avait donné la permission. » Elle semble être l’argument de défense le plus répété par les accusés, brandi par leurs avocats comme si une permission pouvait légitimer l’impensable. Dans l’absurdité de cet argument réside donc notre vérité. Des dizaines d’hommes, facilement recrutés à quelques kilomètres, ont franchi une porte, leur entrée autorisée par la signature d’un mari, leurs actes acceptés par une société qui traite encore les corps des femmes comme des biens transmissibles. Cette histoire n’est pas une anomalie – c’est la logique patriarcale mise à nu. La même logique qui voit des pères « offrir » leurs filles lors des mariages, qui, pendant trop longtemps, n’a pas reconnu le viol conjugal comme un crime (et peine encore à le poursuivre), qui rappelle discrètement aux femmes que leur autonomie reste conditionnelle, dépendante de l’approbation masculine.

Système

Cette affaire nous offre bien plus qu’une horreur individuelle – elle révèle les mécanismes subtils qui normalisent l’impensable. Pas par une force brute, mais par des processus sophistiqués de rationalisation et d’acceptation.

Regardons comment nous avons digéré les révélations de #MeToo. Le mouvement a fissuré des fondations que nous pensions immuables, exposé des structures que nous avions appris à ne pas voir. Pourtant, avec le temps, quelque chose de familier a émergé : Louis C.K. revient sur scène devant des salles combles. Polanski est acclamé. Trump arrive au pouvoir. Chaque « retour » écrit sa propre histoire de résilience institutionnelle, chaque restauration démontre comment la société absorbe même ses défis les plus sérieux.

Là où #MeToo a révélé les structures invisibles qui nourrissent ces abus, l’affaire Pelicot nous force à observer la mécanique précise qui les rend possibles.

Alors que d’autres affaires pouvaient être individualisées – réduites à des défaillances personnelles ou des pathologies individuelles –, l’affaire Pelicot est singulière dans ce qu’elle révèle : des dizaines d’hommes, pas un seul prédateur  ; un quartier, pas un coin isolé ; la permission d’un mari traitée comme une défense légitime. L’échelle et la banalité de cette horreur exposent tout un réseau d’hypothèses qui, d’habitude, restent soigneusement dissimulées.

Ce moment est différent, non pas parce que la violation est pire – nous avons vu l’horreur auparavant –, mais parce qu’il expose avec une telle clarté comment la permission sur les corps des femmes opère. Il ne montre pas seulement le crime, mais le cadre qui rend ce crime logique aux yeux d’hommes ordinaires. Trop d’hommes.

Transformation

Voici, enfin, notre occasion de remettre en question non seulement des actes individuels, mais toute l’architecture de la permission elle-même.

J’ai passé des années à observer comment la rage des femmes se transforme en discours acceptable. Nous avons appris à naviguer dans des espaces qui transforment la résistance en conformité. Mais malgré cela, nous ne remportons pas cette bataille. Non pas parce que le féminisme lutte mal pour sa cause, mais parce que nous avons été piégés dans un ring qu’ils ont construit, avec des règles qu’ils ont écrites et des prix qu’ils contrôlent.

La reconnaissance de notre douleur et la transformation de nos luttes en symboles n’entraînent pas de transformation sociétale.

Ce qui se tient devant nous maintenant n’est pas simplement une autre affaire à transformer en symbole. Le procès Pelicot ne dévoile pas uniquement un crime individuel, mais les rouages de la normalisation : comment la permission opère, comment la violation devient une transaction, comment la conscience se transforme en monnaie d’échange. Il révèle non seulement ce qui arrive aux corps des femmes, mais aussi ce qui advient de la vérité elle-même lorsque nous laissons le pouvoir définir les termes de sa propre contestation.

Le temps des transformations symboliques est révolu. Nous sommes devenus trop habiles à transformer la violation en métaphore, le traumatisme en théorie, et l’indignation en exercice intellectuel. La question n’est pas de savoir si nous exprimerons suffisamment d’indignation – elle est de savoir si nous refuserons enfin cette alchimie qui convertit la douleur des femmes en monnaie culturelle.

Gisèle Pelicot ne doit pas devenir une métaphore ou une idée. Sa vérité exige que nous allions au-delà de l’admiration pour son courage et sa dignité. Elle exige que nous brisions les rouages de cette machine. Ce qui est en jeu dépasse la justice pour une femme : c’est la manière dont nous comprenons et défendons la dignité humaine face à des systèmes qui réduisent les vérités au silence.

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