C’est plus qu’une résurrection, plus qu’un come-back aux temps bénis où Paris était la capitale des avant-gardes en art comme en matière de révolution. Plus qu’une sortie par le haut du purgatoire des peintres, c’est bel et bien une seconde naissance pour Nadia Léger, l’élève et la veuve de Fernand Léger, morte en 1982, qui fait ici, sur les cimaises du musée Maillol, son entrée à grand bruit dans l’histoire chaotique de l’art français au XXe siècle. Une réapparition au forceps, due aux travaux d’un aficionado, Aymar du Chatenet, qui, quinze ans durant, a retracé sa vie et exhumé sa production, restée pour l’essentiel entre les mains des descendants de l’artiste. Sa dévolution passionnée prend aujourd’hui la forme d’une exposition monographique sans précédent. Une légitimation muséale post mortem, qui devrait faire couler beaucoup d’encre.

Car Nadia Léger n’est pas, d’un point de vue artistique autant que politique, n’importe qui. Il y a bien, revivifié par ce come-back parisien en majesté, un cas Nadia Léger pour ceux qui gardent en tête les décennies de plomb en URSS. Cela peut surprendre que de voir revenir au grand jour une artiste acquise au communisme stalinien et au réalisme socialiste de sinistre mémoire, dûment ripolinée ici, des décennies plus tard, par l’onction de l’art. Comme si, après tant d’années, l’heure de la prescription avait sonné. Aussi explicite que soit cette exposition au musée Maillol, où, portraits de Lénine et Staline à l’appui, rien n’est celé des inclinations de l’artiste pour le régime des Soviets et son chef moustachu, le spectateur averti peine à séparer l’artiste de bonne facture de la militante sans états d’âme. Et ce alors même que son frère resté en Russie, communiste fanatique, était exécuté comme « ennemi du peuple » en 1938 dans une forêt près de Minsk pour avoir communiqué entre eux à l’étranger. Un assassinat politique qu’elle mit au compte de gardiens locaux de la révolution atteints d’espionnite.

Nadia, née russe, enfant de la révolution bolchévique, exilée en France en 1925, militante communiste aux pires heures du stalinisme et de la terreur dans les Lettres et les Arts sous la houlette de Andreï Jdanov, inventa, heureusement sous l’emprise des grandes fresques populistes de Fernand Léger, le réalisme socialiste à la française. Elle réalisa ainsi de grandes compositions militantes à l’heure du Front populaire, à l’instar des Muralès au Mexique de Siqueiros et Diego Ribera. La guerre passée en militante clandestine, elle se mit au service d’un Parti communiste tricolore inféodé à Moscou. Tandis qu’au paradis des travailleurs et des lendemains qui chantent, toute liberté artistique était muselée – emprisonnements et déportations au Goulag à l’appui –, Nadia Léger, en bon apparatchik des arts populaires, portraiturait à l’envie les dirigeants du PCF de l’après-guerre – Thorez et Marcel Cachin (mon grand-père…) en tête. Non sans produire quelques chromos bien sentis, dans la veine des canons artistiques de l’art prolétarien au service du productivisme, dont, ici, un portrait à la gloire du mineur Stakhanov et un autre de Staline décorant une petite kolkhozienne méritante.

Pourquoi pas, en effet, dûment contextualisée – ainsi, peu ou prou, qu’elle l’est au musée Maillol – une exposition Nadia Léger ? Certes, on ne voit ici que le meilleur de sa production, mais, bridée par la militante, l’artiste en elle ne manquait pas de talent, aussi stalinienne qu’elle fut. Après tout, Picasso, Léger eux-mêmes furent des compagnons de route convaincus, et produisirent des œuvres en conséquence, dont certaines lourdement indigestes. Caricaturalement ouvriériste, le peintre André Fougeron, artiste officiel du PCF, fit l’objet d’une exposition à la Tate Gallery de Londres. Au titre de l’histoire de l’art et pour l’édification du public hexagonal de ce que fut la conception nazie en matière d’art, on pourrait même imaginer, toujours dûment contextualisée, cela va sans dire, une exposition Arno Breker, le sculpteur de Hitler cher à Cocteau, à l’instar de celle qui eut lieu sous l’Occupation en 1942 à Paris.

Mais je pense plus juste historiquement, politiquement, intellectuellement, de mettre en vis-à-vis, tels l’envers et l’avers d’une même médaille, la peinture de Nadia Léger et la peinture dissidente russe à la même époque, ainsi qu’elle fut sauvée de la destruction et de l’oubli après la glaciation stalinienne par un homme providentiel, peintre ethnographique lors d’une expédition dans les années 1950 au cœur des steppes de l’Asie centrale. Igor Stavisky découvrit, au beau milieu de nulle part, la ville de Noukous, interdite aux étrangers, à des milliers de kilomètres de Moscou, et entreprit, loin des censeurs moscovites, d’y rassembler, fort de ses accointances dans les milieux artistiques dissidents, des milliers d’œuvres sous le boisseau de l’avant-garde russe, des années 1920 aux années 1960, constituant, grâce souvent aux dons des veuves des artistes bâillonnés, jadis emprisonnés, déportés ou morts, un mémorial unique au monde sur le samizdat pictural russe et la résistance par l’art dans les souterrains d’alors.

Je suis allé en pèlerinage à Noukous il y a quelques années. Époustouflant ! On était seul avec des chefs d’œuvre inconnus, une grosse babouchka ouvrant devant nous les portes du temple avec un énorme trousseau de clés, allumant et fermant la lumière dans chaque pièce à notre passage. Quelle ne fut pas ma surprise d’y découvrir, à l’écart, des dizaines de reproductions des chefs d’œuvre du Louvre. C’était, je vous le donne en mille, un don au sanctuaire de la résistance artistique russe, de Nadia Léger, ex fidèle du petit père du peuple, opportunément ralliée au Dégel après la mort de son idole.

Virant d’un même mouvement sa cutie artistique dans les années 1960, Nadia Léger renouait sur le tard avec le suprématisme de son maître de jeunesse Malevitch, multipliant à l’infini les éléments géométriques colorés, dans un espace abstrait. Le réalisme le plus cru le cédait sans crier gare au formalisme le plus extrême.

De l’art de se blanchir à bon compte pour les errements du passé.

Je m’explique mieux aujourd’hui cet hommage du vice à la vertu, si on me passe l’expression, qu’est l’exposition du musée Maillol.