Que se passe-t-il quand la meute se décide à descendre son étoile ? Quand elle lance une corde, l’attrape par son orbite et la ramène en dessous de la stratosphère ? Elle s’acharne contre elle ; les coups de poings et de pieds pleuvent et elle finit par la laisser là, son étoile, ensanglantée et inerte. Il ne faut ni qu’elle se relève ni qu’elle bouge. 

« Et toi, est-ce que tu penses qu’il faut dissocier l’homme de l’artiste ? » on me demande une énième fois. La question pourrait avoir un vague intérêt, mais je sais bien qu’elle ne sert le plus souvent qu’à vous inscrire dans un camp ou dans l’autre. On vous met dans la case appropriée. La question c’est : faites-vous parti de la meute ? 

J’ai l’arrogance de répondre que je n’en suis pas – je trouve que ça fait chic pour un étudiant en Droit qui se voudrait libre-penseur. Pourtant, par intuition, lorsqu’on me demandera ensuite d’expliquer ma position (c’est-à-dire que selon moi, oui, l’homme est à dissocier de l’artiste), je me sentirai obligé de leur dire que je suis bien de gauche, voire même très à gauche. Et il faudra très vite, mais alors très vite, que je dise à quel point les victimes ont toute mon empathie et mon respect, bien sûr. Puis ma réponse sonnera sans doute aussi creuse que l’est la question. Ce qui suscite plutôt ma curiosité, ce sont les paramètres qui viennent régir une telle interrogation. Je crois que derrière l’idéologie, tout n’est qu’affaire de sensibilité. Je le pense, oui : ce grand débat de la cancel culture concerne avant tout la dimension du sensible. 

La logique, c’est bien connu, est pour chacun ce qu’il voudrait qu’elle soit. Le bon sens de l’un ne fait que rarement sens pour l’autre. Mais le sensible, lui, est assez vaste pour appréhender – sinon le phénomène en lui même – du moins l’allégeance qu’on lui prête. À mon sens, c’est tout un système intérieur, toute une esthétique personnelle qui décidera pour nous de notre camp, de notre approbation ou non à la cancel culture. Qu’est-ce qui me touche ? Qu’est-ce qui fait sens pour moi ? Cela fonctionne d’abord par aversion. En me prenant comme exemple, la masse, la foule ne m’inspirent pas confiance (peut-être que des vies antérieures m’auront fait comprendre de quoi elles sont capables ?). L’action de juger et de vouloir punir me semble laborieuse. Je n’ai aucune attirance pour ces deux infinitifs. Et lorsque je dis que je veux devenir avocat pénaliste, j’ai le droit à la réaction suivante :

« Ah mais genre, défendre des criminels ? Des violeurs, des assassins ? Ah nan mais moi je pourrais pas. » 

Réponse tout à fait légitime, par ailleurs. La société n’irait pas forcément mieux qu’aujourd’hui si l’ensemble de la population jubilait à l’idée de défendre ses délinquants. S’ensuit presque toujours immédiatement, une deuxième question : 

« Mais, par exemple, tu pourrais défendre, genre, un tel ou un tel ? »

Le plus souvent, un tel ou un tel sont des artistes accusés d’avoir profité de leur ascendant pour obtenir des faveurs sexuelles. Ce que je note d’étonnant, c’est que je crois savoir que les avocats de générations plus anciennes avaient (ont toujours) droit à la même question, avec en guise d’exemple des serial killers connus, des faits divers particulièrement sordides. Cela fait déjà dire que l’imaginaire d’aujourd’hui n’observe plus le même recul : on met des personnes « accusées » sur le même plan que des criminels presque historiques. La nouvelle crainte de l’inconscient collectif, ce n’est plus nécessairement de mourir – à l’heure du virtuel, c’est à se demander dans quelle mesure l’Homme demeure lucide sur sa mortalité, sur sa précarité. La nouvelle crainte de cet inconscient collectif, ce sont les violences faites à l’intime ; ce à quoi j’ai consenti ou non. 

Certes, pour qu’il y ait une réaction aussi forte, c’est que ce déséquilibre, cette violence sont tangibles au quotidien. Après tout, moi aussi je suis de gauche et les victimes de ces violences ne peuvent qu’avoir toute mon empathie et mon respect. La posture qui me semble la plus louable reste, pour moi, celle de défendre. De défendre le faible comme de défendre le grand méchant loup, car face à la foule, aucun des deux n’a ses chances. Face à l’institution judiciaire encore moins. Ce qui me plaît, c’est l’esthétique du grain de sable. 

Être un grain de sable, c’est ralentir les rouages de la guillotine et d’être seul face à l’évidence, face à la masse. Si – en dehors de considérations philosophiques plus poussées – on s’accorde à dire que l’esthétique désigne la science du beau, de ce qui apparaît harmonieux à l’âme, alors il faut aller chercher quelle sorte de jouissance la cancel culture peut procurer. 

Il y a l’excitation des spectateurs qui viennent assister au bûcher et qui sentent (en plus de la fumée) leur supériorité morale devant l’être condamné à mort. Qu’il soit coupable ou non n’intéresse personne, hormis quelques profils conventionnellement dissidents. Que ce soit par le bûcher ou par la mise à mort sociale, on ne fait qu’assouvir une pulsion collective (je n’ai rien inventé). On vient sublimer l’appartenance au groupe face à l’impur. Et qu’on ne vienne pas me dire qu’il ne s’agirait que du sentiment d’avoir fait justice ; dans l’état de droit que l’on prône matin, midi et soir la justice n’a rien en commun avec la vengeance[1]

Ce qui est encore plus parlant, c’est le mécanisme se mettant en place quand il s’agit d’une personne en position de pouvoir au moment de sa chute, ou qui était en tout cas dans la lumière. S’ils brillent, c’est qu’ils brûlent ; ils alimentent leur brasier avec la médiocrité des autres. Dans ces cas-là, la justice prend bien des allures de vengeance, et la vengeance prend des allures de sadisme. C’est la jouissance d’avoir détruit. 

« Vous marchiez en vainqueur, on aurait dit le roi ! »[2]

Je ne suis pas un prêtre dans le temple dont la mission serait de protéger les idoles. J’ai conscience que les gens dans ladite lumière sont rarement des saints. Ils sont cafards parmi les cafards, seulement ce sont des cafards plus visibles, ça oui. Se distinguer voulait aussi dire s’exposer.

Et dans cette esthétique de l’écrasement, il n’y a pas que les accusés qui sont la proie des foudres de la foule. Il y a aussi leurs prétendus complices, qu’on chasse avec tout autant de ferveur. Ces gens sont « problématiques », dans la mesure où ils refusent d’intégrer cet ordre esthétique. Rien que le terme « problématique » m’exaspère, alors qu’il est entré dans le vocabulaire commun. Je ne comprends même pas qu’il puisse être appliqué à des artistes – comme si tout un pendant entier de l’Histoire de l’art mondial n’était pas justement constitué d’artistes dits problématiques en leur temps, dans leurs mœurs comme dans leur art. 

On ne peut voir qu’une forme d’hypocrisie à tout cela : au prétexte d’une grande cause, d’une esthétique du renversement, on ne fait que se délecter du malheur d’autrui. N’est-ce pas ce mouvement intérieur que nos rites judiciaires sont censés éviter ? On me répondra que la défiance vis-à-vis de l’institution judiciaire s’explique par ses faiblesses. Loin d’être parfaite, elle n’est que plus affaiblie encore par la pression médiatique et idéologique et finit par galvauder elle-même ses propres principes. 

Je n’écris pas pour faire une leçon sur la présomption d’innocence – je n’en serais pas capable – ni sur la cancel culture. J’écris pour trouver l’esthétique qui est la mienne. Moi aussi, je crois en l’importance de l’affect dans les affaires criminelles, mais dans un cadre ritualisé : celui du débat. Si l’affect déborde et engloutit tout, c’est perdu d’avance.
Aucune catharsis, aucune purification possible. La politique est l’affaire des foules, mais pas la justice, et c’est pour cela qu’elle est rendue en son nom. C’est le gage d’une confiance qu’une société saine a vis-à-vis d’elle-même, se sentant capable d’engendrer des juges compétents et – dans le cas des cours d’assises – des citoyens aptes à appréhender intellectuellement un acte pathogène afin de le juger d’après leur intime conviction. 

Dans un tel contexte, je dis préférer l’esthétique du grain de sable. Par là même, j’exalte mon individualité, car je la sais capable de me métamorphoser en autrui, et donc de faire grandir mon for intérieur. « Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre »[3]. C’est ici que devrait résider le principal intérêt de celui qui juge. Comprendre permet de s’élever dans sa connaissance. Je préfère donc une sensibilité toute tournée vers la compréhension. En écrivant cela, je me demande si la littérature ne devrait pas être obligatoire pour tous les futurs professionnels de justice. Il n’y a que la littérature qui permet de s’approcher au plus près du cheminement de pensée d’un autre être, qu’il soit auteur ou personnage. La littérature aussi, exalte l’individualité. Elle est vectrice d’une profondeur de compréhension sans commune mesure. 

Je vous ai fait faire un tour de mon horizon, celui d’un jeune étudiant qui médite sur son aversion pour l’esthétique de la cancel culture, du renversement à tout prix, et les dérives qu’elle génère. Il me paraît plus aisé, et même plus humain, de défendre ou de comprendre que de juger et haïr. Il y a de la fierté à faire partie de ces initiés discrets, de ceux qui essayent d’esquiver le tonnerre des foules, qui tentent de ne pas laisser leur cœur être envahi par les passions. 

À l’aveuglement sourd de la répression envers et contre tout ce qui n’est pas comme moi, je préfère la lumière. Je suis pour la justice, pas pour la vengeance. Il y a des sons plus mélodieux dans la raison que dans la haine pure. Mais j’ai beau me parer de beaux sentiments, j’ai beau disserter sur le camp adverse, je ne peux que comprendre toute l’excitation, toute l’énergie que la disgrâce provoque. Une étoile qui tombe c’est, un instant au moins, une étoile filante. 


[1] Dans Les Euménides, Eschyle avait repris le mythe fondateur des institutions judiciaires de la cité d’Athènes : les Erynies, divinités primitives de la vengeance, ont été pacifiées par la ruse de la Pallas, devant les Euménides, déesses gardiennes de l’ordre et de la justice rendue selon des principes divins.

[2] Milord, Édith Piaf.

[3] SPINOZA (Baruch), Traité Politique, I, §4, trad. CAILLOIS (Roland).

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