Arte a diffusé le 20 août Sous l’œil de Pékin : Total Trust et, deux jours plus tôt, un reportage sur les militantes chinoises du mouvement #MeToo et sur l’interdiction, pour les femmes de poursuivre les auteurs de viols : deux reportages édifiants sur la Chine, où ressort toute la perversité et l’horreur de l’appareil de délation, et du système concentrationnaire à ciel ouvert qui sévit en Chine depuis l’arrivée de Xi Jinping, plus encore depuis la pandémie. 

Les Chinois ont réussi à ruser avec le contrôle total du Web par la police en trouvant une variante du hashtag anglais #MeToo : « 米兔 » : « riz » (mi) et « lapin » (tu). Ainsi les internautes parviennent-ils à détourner les algorithmes de Weibo qui censure souvent les publications utilisant le hashtag en anglais. 

Le 2 novembre 2021, la première joueuse de tennis chinoise, Peng Shuai, a fait trembler quelques minutes Pékin lorsque, sur le Web, elle a ouvertement accusé l’ex-vice-Premier ministre Zhang Gaoli de l’avoir forcée à avoir une relation extraconjugale – que l’on peut lire aussi comme un viol pur et simple. Vingt minutes plus tard, son tweet avait disparu et quelques heures après c’est elle qui avait disparu. Ce n’est que le 7 février 2022 qu’elle a réapparu dans un entretien exclusif accordé à L’Équipe mais réalisé en présence d’un responsable du Comité olympique chinois, cela va sans dire. 

Dans ce contexte de répression à l’encontre de tous ceux et toutes celles qui gênent le Parti, la police et la justice sont intraitables. Les féministes sont donc condamnées à l’anonymat, et pour les plus chanceuses à l’expatriation, pour poursuivre leur combat interdit qui peut mener à des arrestations et des condamnations, surtout lorsque les accusations visent des hommes plus ou moins puissants.

Le mouvement a été introduit en Chine par la scénariste Zhou Xiaoxuan, surnommée « Xianzi », qui, en 2018, après avoir relaté les faits sur WeChat, a accusé Zhu Jun, présentateur vedette à la CCTV, de harcèlement sexuel (à l’époque où elle était stagiaire à la CCTV en 2014). L’affaire s’est très bien conclue pour ce dernier, par un non-lieu – alors que les choses ne s’arrêtent malheureusement pas là. 

CNews a révélé le 14 juin dernier qu’une journaliste d’une agence de presse chinoise, Sophia Huang Xueqin, a été condamnée à cinq ans de prison par le tribunal intermédiaire de Guangzhou pour avoir révélé avoir été victime de harcèlement sexuel et espéré ainsi lancer le mouvement #MeToo dans son pays. Alors qu’elle est enfermée depuis 2021, cette odieuse condamnation prend-elle en compte les trois premières années d’enfermement ? Elle avait alors déclaré qu’elle ferait appel, mais faire appel en Chine a peu de chance d’aboutir à une réduction de peine. Elle est accusée, avec le militant syndical Wang Jianbing, d’avoir « publié des articles et des discours déformés et provocateurs, attaquant le gouvernement national sur les réseaux sociaux » Ils sont en outre jugés coupables d’avoir fomenté avec des partenaires étrangers « une formation en ligne sur des actions non-violentes ». 

Il semblerait qu’aujourd’hui, certaines femmes, à titre individuel, parviennent à faire reconnaître le harcèlement sexuel, voire le viol. 

L’œuvre de Kafka transposée dans la Chine de Xi Jinping

Nous marquons en Europe et particulièrement en France le centenaire de la mort de Franz Kafka à 41 ans, avec la publication du tome III de la fascinante biographie de Reiner Stach, Kafka. Les années de jeunesse(aux éditions du Cherche midi) et la sortie en Folio de La métamorphoseLa sentence (comprenant Dans la colonie pénitentiaire), AmerikaLe procès, la Lettre au père et le tout mince volume Kafka justicier ? (textes choisis par Laura El Makki et Nathalie Wolff). Bien plus encore que l’œuvre de George Orwell, la puissance hallucinante de ces textes de Kafka nous saisit jusqu’à l’angoisse, transposée dans la Chine de Xi Jinping devenue une prison à ciel ouvert où tous les habitants sont surveillés du matin au soir et du soir au matin, où des brigades de délateurs officiels entravent d’un moment à l’autre tout citoyen « dangereux » pour la sécurité nationale, à commencer par les défenseurs des droits humains dont les prises de position sont des crimes passibles de très lourdes peines, comme l’est celui des lanceuses et lanceurs d’alerte – telle Zhang Zhan, ancienne avocate et journaliste qui a enquêté dans les hôpitaux de Wuhan au moment de la pandémie et qui a été condamnée à quatre ans de prison en 2020 pour avoir diffusé sur les réseaux sociaux les résultats de ses terribles découvertes sur la mortalité due au coronavirus. 

Kafka, défenseur des droits humains

Ouvrons Kafka justicier ? pour y relire le récit « Défenseurs » dans la traduction de Stéphane Pesnel : « Il n’était pas du tout certain que j’eusse des défenseurs, impossible d’avoir des informations précises à ce sujet, tous les visages étaient hostiles, la plupart des personnes qui venaient dans la direction et que je recroisais dans les couloirs ressemblaient à de grosses vieilles femmes, elles portaient de grands tabliers à rayures bleu foncé et blanc qui recouvraient la totalité de leur corps, se passaient la main sur leur ventre et se tournaient pesamment de-ci, de-là. Impossible de savoir si nous étions dans un tribunal. Beaucoup d’indices semblaient le confirmer, beaucoup d’autres l’infirmer. […] Si ce n’était pas un tribunal, pourquoi étais-je ici en quête d’un défenseur ? Parce que je cherchais partout un défenseur, on en a besoin partout et à vrai dire on en a même moins besoin au tribunal qu’ailleurs, car le tribunal rend sa sentence en fonction de la loi. » Plus loin, Kafka poursuit avec ces lignes que l’on peut qualifier d’éternelles : « Il est absolument nécessaire d’avoir des défenseurs, des défenseurs en masse, de préférence un alignement de défenseurs, un mur vivant, car les défenseurs sont par nature difficilement mobiles, mais les accusateurs, quant à eux, ces renards rusés, ces belettes agiles, ces invisibles petites souris se faufilent par les trous les plus petits, se glissent furtivement entre les jambes des défenseurs. »

Kafka, visionnaire, avait prévu tous les États totalitaires ; et ce texte-ci s’applique de façon glaçante à la Chine de Xi Jinping (parmi d’autres États totalitaires ou théocratiques aujourd’hui) dont le système policier, pénal, a atteint niveau qu’elle n’avait plus connu depuis la tragédie de Tiananmen (天安門廣場, porte de la porte de la paix céleste) en 1989. 

Le documentaire Sous l’œil de Pékin : Total Trust (2023)

La caméra de Zhang Jialing, dans le documentaire totalement angoissant Sous l’œil de Pékin : Total Trust(2023), filmait une jeune Chinoise disant qu’elle voulait partir faire des études en Occident puis revenir en Chine pour aider ses concitoyennes et concitoyens à mieux lutter contre les politiques liberticides du pouvoir. Grand courage et grande folie que d’avoir osé témoigner devant une caméra. Le jour où elle partait pour l’aéroport, elle a été arrêtée par la police, puis condamnée à quatre ans de prison. Le documentaire évoque trois cas actuels : celui d’un avocat emprisonné et torturé dont la femme et le jeune fils n’ont plus de nouvelles depuis des mois (a-t-il été libéré depuis ?), celui d’un de ses confrères qui a eu la chance d’être libéré mais subit d’intenses pressions de son voisinage, et le cas d’une jeune journaliste menacée de répression (est-elle toujours « libre » ?).

Les visages de la poétesse Lin Zhao[1], assassinée en prison durant la Révolution culturelle, et celui du poète Liu Xiaobo nous hantent. Rappelons qui était Liu Xiaobo, cet intellectuel chinois né en 1955, principal rédacteur de la Charte 08, écrivain et militant des droits de l’homme d’un courage fou. Auteur des Élégies du 4 juin[2], il a été sorti de prison pour mourir d’un cancer le 13 juillet 2017, après avoir été condamné une nouvelle fois à onze ans de prison pour la publication de sa charte le 25 décembre 2009, soit un an avant d’être lauréat du prix Nobel de la paix 2010. Nous n’oublions pas non plus le visage de Ren Zhiqiang, l’ancien puissant homme d’affaires qui, pour avoir osé critiquer publiquement Xi Jinping, a été condamné en 2020, à 69 ans, à dix-huit ans de prison. « Les charges de corruption contre Ren Zhiqiang sont une mince couverture pour l’intolérance de Xi Jinping envers toute contestation », peut-on lire dans le communiqué publié par l’organisation Human Rights Watch en septembre 2020. « Xi Jinping est en train de transformer toute la Chine en une prison hermétique où même la simple expression de bon sens sur son régime est condamnée à dix-huit ans de prison ! », se révolte Marie Holzman, spécialiste des droits de l’homme en Chine. 

Jusqu’où ira la perversité de la politique de Xi Jinping et de ses complices, propageant la délation à chaque échelon de la société, jusque dans les universités, jusque dans les immeubles ?

On peut se demander pourquoi les chefs d’État européens déploient des tapis rouges et tout le faste qui va avec sous les pieds du président chinois ? Est-ce seulement pour signer des contrats mirobolants (alors que l’on sait que la Chine achète en même temps le savoir-faire) ? Un de ces chefs d’État a-t-il jamais songé que ces tapis rouges prennent une autre signification sous les pas d’un dictateur ?

Les artistes ont-ils une longueur d’avance sur les politiques ? Surtout, ils sont libres de dire tout haut ce que certains ne peuvent pas dire. Anselm Kiefer a interprété le slogan de Mao durant la révolution culturelle « Que cent fleurs s’épanouissent… » (phrase tirée d’un texte fondamental du taoïsme) en peignant des fleurs de sang sur d’immenses toiles.

Les tapis rouges déroulés pour Xi Jinping symbolisent des tapis de sang à l’adresse des défenseurs des droits humains et des victimes par millions dans cet État, l’un des plus criminels au monde. Que ces tapis couleur sang puissent rappeler les millions de femmes et d’hommes réduits au silence, ces centaines de milliers de victimes dans les prisons chinoises où elles sont torturées, où parfois elles font des grèves de la faim jusqu’à la mort, après des procès où les avocats eux-mêmes risquent d’être arrêtés et condamnés…

Quand la police, l’armée et les délateurs de toute espèce se lèveront-ils enfin contre Xi Jinping et son premier cercle, quand la clameur de centaines de millions d’êtres humains exilés dans leur propre pays, surveillés, persécutés pour vouloir défendre les droits humains élémentaires, fera-t-elle trembler la Cité interdite, quand fera-t-on justice des supplices subis, des assassinats de la révolution culturelle et de ceux de Tiananmen ?

Kafka, toujours lui, écrit dans son Journal, en date du 4 février 1918 : « Dans un monde de mensonge, le mensonge n’est même pas supprimé par son contraire, il ne l’est que par un monde de vérité[3]. »

Qui peut encore croire à un monde de vérité, si ce n’est celles et ceux qui le défendent si souvent au prix de leur vie ?


[1] Voir Anne Kerlan, LIN ZHAO. « Combattante de la liberté », Fayard, 2018.

[2] Liu Xiaobo, Élégies du 4 juin, trad. du chinois par Guilhem Fabre, Gallimard/Bleu de Chine, 2014.

[3] Franz Kafka, Journal, trad. de l’allemand par Marthe Robert, dans id., Œuvres Complètes III, Gallimard, Pléiade, 1984.

Un commentaire

  1. « La Règle du jeu »: non ce matin cela ne passe pas.
    Car ce sont pas des jeux que vous évoquez ici, et car
    je préfère la Règle de saint Benoît.
    Certes, Dieu joue sans doute, oui car il est amour et charité.
    Pour cette raison les moines fondateurs de Cîteaux ont ajouté
    à la Règle de la Charte de charité, créé leur Définitoire, et rédigé le Petit Exorde pour
    dire leur histoire, qui est la nôtre aujourd’hui en Occident et en Israël,
    celle de la démocratie.

    Bien à vous.
    Sv