Démarrée au mois d’août 2024, la rentrée littéraire offre cette année un choix de 459 romans. Il est intéressant d’observer que les titres les plus marquants de cette période s’attaquent le plus souvent à de grands sujets de société, qu’il s’agisse de thèmes historiques, écologiques ou politiques (Jacaranda, Gaël Faye ; Vous êtes l’amour malheureux du Fürher, Jean-Noël Orengo ; Cabane, Abel Quentin… ).

Parmi eux, Houris, le dernier roman de Kamel Daoud publié chez Gallimard (sélections prix Goncourt et Renaudot), et Badjens, signé par Delphine Minoui aux éditions du Seuil (finaliste du prix Fnac), s’inscrivent pleinement dans cette tendance. 

En particulier, ces deux textes mettent l’accent, chacun à leur façon propre et singulière, sur les ravages provoqués par les islamistes et leur idéologie dans la société. Plus encore, ils rendent un très bel hommage aux femmes, qui en sont les premières victimes.

Badjens de Delphine Minoui : journal intime d’une adolescente iranienne, rebelle face à l’oppression 

Dans ce court et percutant roman, Delphine Minoui s’intéresse à la jeunesse iranienne d’aujourd’hui sous le régime islamique de l’ayatollah Khamanei. Sous la forme d’un journal intime, l’autrice met en scène le quotidien et les réflexions d’une jeune fille, Zahra, surnommée Badjens dans le livre (qui signifie à la fois « méchante » et « mauvais genre » en persan). 

Delphine Minoui indique s’être inspirée, pour créer ce personnage, de la figure de Nika Shakharami, une adolescente tuée par les miliciens du régime après être montée sur une benne à ordures à Chiraz afin de brûler son voile face à la foule. Nika sera l’une des nombreuses jeunes femmes à ne pas survivre à la répression sanglante imposée par les mollahs à la suite de l’élan porté par le peuple après la mort dramatique de la jeune Mahsa Amini en 2022. 

La narratrice du roman raconte une enfance dans laquelle elle est obligée, dès ses neuf ans à l’école, de porter le maghnaé, un voile-cagoule particulièrement étouffant imposé en Iran à toutes les petites filles. Elle évoque les injustices et la difficulté de grandir dans un pays si hostile au genre féminin : rappelons qu’en Iran, où la charia est scrupuleusement appliquée, les femmes ont aujourd’hui des droits inférieurs à ceux des hommes (en terme de droits matrimoniaux, d’héritage, de valeur du témoignage en justice…). 

Mais Delphine Minoui s’intéresse aussi et surtout au désir de liberté qui anime les adolescentes iraniennes : celles-ci disposent de l’accès à internet et aux réseaux sociaux, elles savent donc comment les filles de leur âge vivent dans les pays démocratiques, loin de la terreur religieuse et de la police des mœurs. Si aujourd’hui ces jeunes filles osent se révolter contre l’ordre établi, c’est aussi pour atteindre à leur tour cette liberté qu’on leur refuse dans leur propre pays. 

Delphine Minoui rend ainsi hommage à cette jeune génération de femmes, à ce courage immense qu’elles déploient pour se mobiliser face à la dictature islamiste afin de retrouver le contrôle de leur vie, de leur destin et de leurs corps. 

Houris de Kamel Daoud : mise en lumière de la décennie noire en Algérie

Auteur engagé, parfois controversé, Kamel Daoud revient cette année sur la scène littéraire avec Houris, un roman qui évoque le traumatisme de la « décennie noire » en Algérie. Pour resituer le sujet sur le plan historique, rappelons que les élections législatives de décembre 1991 en Algérie ont conduit le parti islamiste du Front islamique du Salut (FIS) à obtenir la majorité des sièges dès le premier tour. Craignant que les islamistes prennent le pouvoir, le gouvernement algérien met alors fin au processus électoral et refuse de reconnaître la victoire du FIS, avant de dissoudre le parti. Tandis que les idées islamistes deviennent toujours plus influentes dans le pays, l’instabilité politique gagne du terrain et la violence dégénère. Le pays connaît alors une décennie de guerre civile extrêmement violente et meurtrière :  des groupes armés composés d’islamistes terrorisent la population, opposés aux unités spéciales de l’armée algérienne. Il est estimé que 150 000 à 200 000 personnes disparaissent ou trouvent la mort dans ces massacres, qui touchent les civils du pays entier, jusque dans les villages les plus reculés. 

Or, de cette horreur vécue, il est aujourd’hui interdit de parler. A la suite de l’élection de Bouteflika, c’est le choix du silence, un silence obligatoire et contraint, qui est fait par le gouvernement. Les textes de loi relatifs à la Concorde civile (1999) et la Réconciliation nationale (2005) instaurent une injonction au déni avec un refus affiché de condamner les personnes coupables et de reconnaître les responsabilités. La paix est imposée, sans justice pour les victimes, et cette situation perdure encore aujourd’hui, tant d’années plus tard.

C’est justement sur ce silence que Kamel Daoud cherche à revenir aujourd’hui à travers le personnage d’Aube, une jeune femme muette, mutilée par les islamistes lorsqu’elle était enfant, au cours d’une attaque qui a conduit à l’assassinat de toute sa famille. C’est cette histoire de terreur et de massacre que l’auteur raconte, au point de rendre la lecture de l’ouvrage quelquefois insoutenable. Certaines pages, par leur violence, rappelleront Anima, brillant roman de Wajdi Mouawad qui s’achève sur le souvenir de la guerre civile au Liban et des événements terribles survenus (le massacre de Sabra et Chatila) en septembre 1982. 

Mais plus encore que l’évocation de la guerre, Houris rend hommage aux femmes algériennes, femmes que l’on cherche trop souvent à faire taire, comme cette narratrice muette, symboliquement si bien choisie. Ce silence imposé aux femmes nous fera tristement penser au sort des Afghanes, que les Talibans veulent désormais contraindre à garder le silence dans l’espace public, en plus de ne pas avoir le droit de se déplacer seules, sans un homme à leur côté. 

Les ravages de l’intégrisme religieux restent d’une actualité brûlante, et nous pouvons remercier ces deux auteurs de nous le rappeler.

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