Vingt ans c’est l’âge d’une grande décision. C’est l’âge où l’on a envie de prendre la vie entre les mains en ayant constamment peur qu’elle nous glisse entre les doigts. C’est l’âge de la fuite et de l’élan, du vide et du vertige, on court et on se jette au monde. Le tout est possible comme une affirmation certaine, un cap à soi-même, une traduction littérale de la désobéissance au surmoi ; la désinvolture se met à prendre le pas sur la pudeur là où les idées illicites s’infusent, se dissolvent, coulent et circulent le long des parois internes jusqu’à finir par s’en extraire. Vingt ans c’est l’âge du débordement. Il y a en a trop des envies, des illusions, des projections, des désirs, il y en a trop des attentes, vingt ans je me démange.
Et le Festival de Cannes, ne serait-il pas aussi une histoire de démangeaison ?
On a cette petite carte autour du cou, violet, jaune, blanche ou noire comme un baromètre qui indiquerait de manière orwelienne notre place au sein du festival, notre valeur dans le cercle très fermé du monde du cinéma; des retraités, des célébrités, des étudiants, des passionnés se regardent de haut. La catégorisation non pas comme un principe que l’on dissimule mais comme une idée, une nécessité que l’on plaque et que fièrement l’on affiche. L’ordre m’irrite mais l’échelle me met en colère. Du papier, un stylo, j’écris « Une place pour Marcello Mio ». Ma feuille devenue pancarte, un sourire, une robe qui se colle à ma peau, des talons, vingt ans. Il en reste encore bien un qui va profiter de son statut, me donner une place et son téléphone portable. Les pieds gonflés, le corps oppressé, les marches interminables du palais, forte et fragile je me heurte à des réponses parfois polies, souvent désagréables et à des regards qui flirtent avec la limite, entre la séduction et le mépris. J’arpente en long et en large les terrasses des journalistes, le sous-sol “marché du film”, les halls remplis de producteurs de toutes nationalités, la plage Jean Macé. Ce billet, il est devenu personnel, c’est un combat contre moi-même. Ce n’est pas tant la séance qui m’importe mais l’intime désir de pouvoir accéder, à force de persévérance, à un endroit qui n’est pas fait pour les gens comme moi. Mes pieds sur l’escalator, j’aperçois mon reflet. J’ai une robe bleue à pois. Moulante. Avec des escarpins noirs. Je suis maquillée. Où est le sens ? A la limite du travestissement pour se rendre dans une salle toute noire. Oui, où est le sens ? Qui sont toutes ces femmes étrangères qui se baladent dès neuf heures du matin avec des robes à traînes ? Qui sont ces gens qui crient, qui illuminent, qui font de ceux que l’on voit sur un écran de lumière, des figures mythologiques ? Qui sont ces personnes âgées qui viennent simplement voir le dernierGuiraudie ? Comment font-ils pour être si 

à l’aise ? Comment font-ils pour entretenir le spectacle d’une société microcosmique avec tant d’aisance et de naturel ?
J’abandonne. J’ai perdu trop d’énergie, trop de temps. C’est vain. Je croyais, vingt ans naïvement, qu’avec une grande obstination, une obstination presque abrupte j’y arriverai. Oui je croyais au transfuge, j’espérais que ces grands messieurs aux sourcils arrogants comprendraient combien c’était important. J’attendais la caresse d’un sourire, la douceur d’un regard, la fulgurance de la parole, et si ce n’était pas la place, je projetais au moins la rencontre. Mais quelle idée ? Tout ça n’est, de toute manière, qu’un nœud, un nœud d’apparence, de représentation, un nœud où les gens se regardent se regarder où ils s’écoutent s’écouter, un nœud, un gros nœud bien enlacé d’entre soi, surtout on ne se dénoue pas, on ne s’ouvre pas, photos, flash et images. Mais derrière la rétineà l’intérieur, il y a quoi ? Quand ils ont terminé l’argent, la robe, le sexe, le cigare, l’alcool il reste quoi ? Il y a des moments comme ça où l’on se sent soudainement frappé par le creux de l’existence, une gifle du vide qui fait aussi mal qu’elle nous ramène à la vie. 

« Excusez-moi », j’entends une voix derrière moi. C’est un homme, il ne ressemble pas à ceux que j’avais tant cherchée, il ne porte pas de costard noir mais un polo bleu. C’est un flic. Je le répète, un gardien de la paix, un agent de police, oui c’est un flic. Dans sa main une liasse de billets bleus. Je ne l’avais jamais vu, jamais mon regard ne s’était posé sur lui. Je me sens bête, égocentrique. C’est lui ma gifle. Intrinsèquement, je deviens, je prends le parti, je donne raison à tous ceux qui me font vomir. Je pense à eux. Tout s’écroule. Ils sont ici pris en otage par la mécanique d’une industrie qui ne laisse pas de place aux déraillements, au regard de côté, enfin peut être juste au regard ailleurs qu’au dedans de soi et des autres comme soi. C’est quoi être comme soi ?

Étymologiquement, le cinéma c’est le mouvement. Peut-être que c’est cette circulation qui les anime et que dans le plus grand festival du monde ils la mettent en abyme. Peut-être qu’ils se prennent beaucoup moins au sérieux que moi, que de ce spectacle ils en sont conscients et que découle de cette machine une envie de s’en jouer. C’est sortir de soi, décider d’être personnage, c’est la jouissance du spectacle. C’est accepter ce va-et-vient, ce tourniquet inlassable entre image et réalité, mythe et vérité, c’est prendre la mesure de soi face à l’extravagance du monde. 

Vingt ans, se jeter au monde mais beaucoup trop sérieusement, tellement peur de l’échec, tellement peur de ne pas y arriver, tellement peur de ne pas être assez comme on voudrait que l’on soit, tellement peur que le temps court devant soi, vingt ans tellement centré sur soi, tellement moi moi moi que l’on ne voit même pas au-delà. On est risibles et touchants à vingt ans. L’impression de surplomber ce que tout le monde sait déjà : Cannes c’est absurde et pourquoi pas ?