Objet, ce printemps, d’une grande rétrospective au Musée d’art moderne de la ville de Paris, Jean Hélion est célébré dans le milieu des Arts pour avoir introduit l’abstraction à New-York dans les années 1930, puis, avant même son retour à Paris en 1946, être passé sans crier gare de Mondrian et van Doesburg à la figuration et à la prose du monde réel. Après quoi il s’est retrouvé seul contre tous, incompris, proscrit des galeries, traité de traître à lui-même par Pollock et les critiques américains. Tandis que l’Abstraction, dont il avait été à l’avant-garde, triomphait en France sans partage et sans lui.
Hélion a, depuis, été réhabilité et au-delà. Mais la légende demeure en filigrane, qui fait de ce néo-réaliste un héros et martyr de la peinture française au vingtième siècle, membre de la grande confrérie des incompris qui jalonnent l’histoire des Arts depuis l’origine. Infortuné Hélion, envers qui, excepté une poignée de happy few – Giacometti, Queneau, Francis Ponge, René Char, Yves Bonnefoy qui ne s’y étaient pas trompés – nous serions toujours débiteurs de notre dédain passé.
Au chapitre d’abord de la solitude d’Hélion et de son purgatoire d’après-guerre, les commissaires de cette exposition et les divers auteurs du catalogue soulignent que le passage d’Hélion à la figuration et son souci du monde tel qu’il se donne à voir se produisent chez cet ex-sympathisant communiste à l’approche de la guerre : ses enjeux changent son rapport au réel et rendent futile, à ses yeux, l’abstraction. Mais les mêmes font bon marché d’une kyrielle de « peintres prolétariens » qui, après-guerre, ne juraient qu’au nom du réalisme social et même socialiste à la mode soviétique, et dont Hélion, engagement politique mis à part, est, de par ses sujets populaires et plastiquement, très proche. Il suffit de nommer Fougeron et ses mineurs du Nord en grève, Fernand Léger, Ernest Pignon, Boris Taslitzky, Tal Coat, tant d’autres. Hélion n’était pas si seul.
Venons-en à sa peinture. Une peinture réaliste, donc, qui s’attache aux personnages du quotidien urbain, aux passants, aux scènes de rue, aux foules, aux vitrines, aux mannequins, aux chapeaux d’homme, aux nus féminins, aux cyclistes. Hélion ne s’intéresse guère à l’intériorité de ses personnages, tous anonymes, sans subjectivité ni individualité propres, beaux indifférents, inactifs, comme étrangers à eux-mêmes, jamais ou presque en relation avec autrui, sortes de pantins mécaniques. Le vif, le vivant est absent. Nulle vibration. Anti-sentimentalisme absolu. On frise l’anti-humanisme au second degré.
A cet art froid, inexpressif, faussement populaire sauf par ses sujets, s’oppose ce qu’écrivait Deleuze à propos de Francis Bacon, dans Logique de la sensation ; « En art, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces. C’est même par là qu’aucun art n’est figuratif. La tâche de la peinture est définie comme la tentative de rendre visibles ces forces qui ne le sont pas. Ces forces sont la sensation et l’instinct, forces motrices originelles de l’expérience humaine. Il faut qu’une force s’exerce sur un corps, c’est-à-dire sur un endroit de l’onde, pour qu’il y ait sensation. »
Cette onde qui manifeste visuellement la force (et donc la sensation) prend chez Bacon la forme de la déformation méthodique de l’être humain, déformation qui permet de représenter des forces invisibles, les forces de la sensation ou de l’instinct.
Rien de cela chez Hélion. De la peinture-peinture, des personnages chosifiés, des couleurs bleues à répétition, une sorte de BD urbaine sans âme.
Et pourtant… Et si Hélion, au bout du compte, avait raison ? Et si la vie urbaine était devenue sans âme ?
Âme d’un monde sans âme, la peinture d’Hélion, par contraste parfait, éveille en nous la nostalgie du fantastique urbain cher à Baudelaire, à Victor Hugo et aux Surréalistes.
Exposition Jean Hélion : La prose du monde
Du 22 mars au 18 août 2024
Musée d’Art Moderne de Paris
11 Avenue du Président Wilson 75116 Paris
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h
Nocturne le jeudi jusqu’à 21h30