Il avait publié son autobiographie en 2008 : le pianiste Mikhail Rudy revient en librairie avec un premier roman. Un beau roman d’éducation, l’histoire d’un jeune prodige français brouillé avec la vie et à qui sa fougue, son intransigeance, sa virtuosité sans limite vont valoir, sur la scène du Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, la Mecque mondiale du piano, l’aura d’un nouveau Glenn Gould. Sur fond d’implosion de l’URSS, cette histoire de musique, d’amour et de passions vénéneuses nous est contée trente ans plus tard par son mentor au Conservatoire, fasciné par son génial élève.
Moscou, septembre 1988. François d’Alessio, pour son entrée au Conservatoire, joue à son professeur, Konstantin Toumanov, une sonate de Scriabine, compositeur mystique à la charnière des dix-neuvième et vingtième siècles, qui ambitionnait de changer le monde par son art. Toumanov est saisi d’admiration : « Sensation d’être propulsé dans l’espace ; élevant la musique à un éclat déchirant, d’Alessio avait créé un état de non-vie presqu’insupportable, dépouillant la sonate de toute humanité, dressant un mur de verre entre le public et lui. » À peu de temps de là, le jeune Français récidive avec une sonate de Beethoven, se jouant du tempo 138, réputé trop rapide, faisant preuve d’un détachement glacial, comme s’il était possédé. « La musique fusait de ses mains qui couvraient la largeur du clavier comme les pattes d’une araignée géante. »
D’Alessio ne va plus cesser de secouer les colonnes du temple de l’académisme. Devenu la star du Conservatoire, il y introduit la musique atonale de Berio, gravit un beau soir jusqu’au sommet, telle une montagne sacrée, un concerto de Rachmaninov où se succèdent les rythmes de danses « barbares » et l’écho lointain d’une valse fantomatique remontée du fond de la mémoire, tandis que le motif du Dies irae rappelle l’omniprésence de la mort dans la vie même.
Une année de fêtes et de débauches se passe, dans le Moscou en folie de la perestroïka et de la fin du communisme. Arrive le Concours Tchaïkovski, suivi par des millions de télespectateurs, qui voit tous les quatre ans s’affronter les meilleurs élèves pianistes du monde, appelés à se produire sur les plus grandes scènes musicales d’Europe et d’Amérique.
Le premier tour se passe comme dans un rêve, d’Alessio est bouleversant, il joue Bach, Mozart : la beauté descendue du ciel. Il est sélectionné haut la main. Le grand jour de la finale, le Conservatoire est bondé, on se bat aux portes pour entendre le prodige français.
Il joue un prélude de Chostakovitch en hommage à Bach, une musique de cirque intentionnellement « barbare ».
Suit Sequenza IV de Luciano Berio, qui donne le vertige à l’auditoire transporté en des terres parfaitement inconnues des Russes. Puis une œuvre imposée, écrite pour le concours par un compositeur soviétique, pot-pourri sans âme, qu’Alessio parodie outrageusement, avant de s’arrêter net et de lancer à l’assistance médusée : « Je ne peux pas jouer cette merde, qu’ils aillent au diable ! » Silence de mort dans la salle.
Il enchaîne aussitôt avec la Sonate pour piano n°1 de Schumann, s’empare de l’œuvre, la déforme, la contorsionne. Dans les tribunes, le jury se déchire. Aux « il n’a pas le droit, il faut qu’il arrête, c’est un fou ! » s’oppose « ce garçon est un génie ! »
Une officielle monte sur scène, tente de l’interrompre, la salle s’interpose. Gagné par la folie, le pianiste continue de lancer, au cœur de l’hystérie collective, son cri sans issue. On finit par l’arracher à son piano.
Sacrilège ou génie ? Le Tout-Moscou de la musique en débattrait longtemps. Mais frôler des abîmes de beauté, côtoyer l’infini, vouloir bâtir une utopie de bonheur universel, s’y perdre à en mourir, tel était le destin désespéré du serviteur de l’absolu que d’Alessio voulut être un soir de concert de légende, à l’égal des plus grands interprètes de l’histoire de la musique.
Rapatrié d’urgence en France, il est hospitalisé.
Un an plus tard, Toumanov et d’Alessio, qui vit à Marseille dans la maison où son épave de père vient de mettre fin à ses jours, reprennent contact, décident d’un voyage amoureux en Italie. Au cours d’une nuit d’été, à Rome, d’Alessio, pour se libérer du passé et plus encore de ses démons, tranche la gorge de son compagnon, qui en réchappe par miracle. Il apprendra par la suite que d’Alessio, qui fricotait avec la mafia marseillaise, a été assassiné par ses sicaires. Telle aura été la vie et la mort d’un météore imaginaire, pur suicidé de la société, comme Van Gogh et tant d’autres incompris.
Le livre s’intitule Le Disciple. Il aura peut-être été un exorcisme pour Mikhail Rudy. Son d’Alessio, figure rimbaldienne d’un Glenn Gould en puissance qui renonce à son art, avant de trouver une mort à la Pasolini, apparaît comme une sorte d’hologramme d’un roman où « tout est inventé, même les choses vraies ».
Mikhaïl Rudy, Le disciple, Les Presses de la cité, 18 avril 2024.