Dix ans après sa mort en 2014, un manuscrit posthume de Garcia Marquez paraît à l’international, Nous nous verrons en août. C’est un événement éditorial, même si l’ouvrage fait 120 pages, loin des légendaires Cent ans de solitude, L’Automne du patriarche, ou de L’Amour aux temps du choléra.
Garcia Marquez, avant de perdre la mémoire en fin de vie, avait envisagé un livre en quatre parties sur les histoires d’amour de gens âgés, mais la sénescence l’en empêcha. Seule fut écrite la présente version, après qu’il l’eut remaniée cinq fois. Elle-même est le fruit d’une recomposition avec une version numérisée, recomposition faite par un spécialiste, ami de longue date et éditeur en langue espagnole de Garcia Marquez.
Sauf que, avant même que son état ne se détériore, Garcia Marquez avait déclaré à ses enfants, comme le rapporte sans détours son fils : « Ce livre ne marche pas. Il n’y a qu’à s’en débarrasser. »
Dix ans plus tard, passant outre à la recommandation paternelle, ses deux fils font publier ce texte. Grâce à cette pieuse désobéissance, et présidant à notre lecture, nous leur sommes redevables d’une petite Madeleine littéraire : le souvenir de l’éblouissement qui fut celui de millions de lecteurs, à découvrir Cent ans de solitude. Que ses ayant droits, comme Hermann Broch avec Kafka, n’aient pas respecté les volontés posthumes dont ils avaient la charge, leur sera d’autant plus pardonné que Garcia Marquez avait lu en public le premier chapitre de cette longue nouvelle qu’est Nous nous verrons en août, puis avait publié le troisième chapitre dans une revue colombienne. On pouvait néanmoins appréhender qu’il ait eu raison, que, comme Londres de Céline, Nous nous verrons en août fut plus un brouillon, une ébauche qu’un livre pleinement abouti. Il n’en est rien, à part quelques répétitions, quelques faiblesses et contradictions, que pointent eux-mêmes ses deux fils. Pour autant, c’est bien l’univers de Garcia Marquez qui est celui d’Anna Magdalena Bach, sa bouleversante héroïne. A ceci près que le fameux réalisme magique dont « Gabo » fut un des phares en Amérique latine – traiter les choses extraordinaires comme si elles étaient naturelles – est moins présent ici qu’il ne l’est dans le reste de l’œuvre. Guère non plus de flamboyance, de luxuriance, de truculence, de bouffonneries métaphysiques. Cette économie dans l’habillage des mots, ce quasi-dépouillement sonnent comme une invitation faite à notre imaginaire littéraire et érotique de venir en renfort de l’auteur, pressé par le temps et les progrès de la maladie.
Nous nous verrons en août est l’histoire d’une femme mariée, cinquantenaire, toujours éprise de son mari et réciproquement, qui ne se sont jamais trompé. Elle se rend chaque année en août dans une petite île des Caraïbes sur la tombe de sa mère y déposer un bouquet de glaïeuls et lui conter à haute voix les faits de l’année écoulée, avant de regagner les siens sur le continent.
Au bar de son hôtel, sous l’effet d’un verre de gin et du Clair de lune de Debussy chanté par une interprète sentimentale, son regard croise celui d’un homme de son âge, bien mis, intimidé, à qui, soudain, sans comprendre ce qui lui prend, elle intime de la rejoindre dans sa chambre. Une nuit torride s’ensuit, elle chevauche l’inconnu jusqu’à la racine, s’endort, se réveille effrayée de ce qui s’est passé pour la première fois dans sa vie d’épouse, découvre, rageuse, que l’inconnu a glissé un billet de vingt dollars dans son livre de chevet.
Le même scénario brutal, ardemment rêvé, craint et désiré tout au long de l’année, va se répéter d’août en août avec différents inconnus. Jusqu’à ce jour d’été brûlant où elle découvre la tombe maternelle jonchée de fleurs rares. Pourquoi sa mère tenait-elle par-dessus tout à être enterrée dans cette île, dans ce cimetière ? Juste pour dominer la lagune et contempler la splendeur du monde ? Pourquoi revenait-elle plusieurs fois l’an dans l’île, alors qu’elle se savait condamnée ? L’aurait-elle précédée dans l’art délicieux et mortel des amours clandestins ? « Elle se sentit vivifiée par la révélation que le miracle de sa vie était d’avoir perpétué celle de sa défunte mère. »
Anna Magdalena convoque un fossoyeur, qui exhume le cercueil, l’ouvre sans compassion, déverse les ossements sans miséricorde dans un sac qu’elle emporte avec elle sur le continent.
Elle ne retournera jamais dans l’île aux amants pour mère et fille.