Il n’est pas fréquent de commencer une chronique d’art par un martyrologe. Le livre d’Annette Becker^[1], paru en février 2024, est consacré aux destins brisés de cinquante-quatre Juifs étrangers victimes de la dernière rafle en France en mai 1944. Parmi eux : Otto Freundlich. Il ne s’agit donc pas ici d’évoquer une exposition actuelle mais la figure d’un artiste juif allemand majeur de la première partie du xx^e siècle, qui avait choisi la France bien avant 1933. 

En 1908, Freundlich, âgé de trente ans, effectue son premier séjour à Paris, où le marchand d’art Clovis Sagot lui organise l’année suivante sa première exposition personnelle. Il se lie avec Picasso, son voisin d’atelier, puis Braque, et Apollinaire. En 1914, il se rend souvent à l’atelier de restauration de la cathédrale de Chartres, où il s’initie à l’art du vitrail. Sa notoriété ne cesse de croître. 

En 1938, à l’occasion de son 60^e anniversaire, les artistes français les plus reconnus lancent un appel en sa faveur et organisent une exposition à la galerie Jeanne Bucher-Myrbor. Parmi eux citons Sophie Taeuber-Arp, Jean Arp, Braque, Picasso, Cassou, Derain, Robert et Sonia Delaunay, Max Ernst, Albert Gleizes, Gropius, Léger, Max Jacob, Kandinsky… Ils parlent de lui comme de « l’un des précurseurs les plus importants de “l’art abstrait” et chercheur infatigable des voies nouvelles » (p. 33). Le 10 juin, Picasso vient voir l’exposition, en l’absence de Freundlich. De cette journée, Freundlich écrivit « ce fut le plus beau jour de ma vie ».

Mais de l’autre côté du Rhin, les nazis avaient déjà donné à son œuvre iconique Grande Tête (1912) un destin paradigmatique de leur haine absolue des Juifs. Otto Freundlich l’avait offerte au Museum für Kunst und Gewerbe (Musée des Arts et Métiers) de Hambourg en 1930. Grande Tête fut « cyniquement renommée “Le nouvel homme” », puis déformée et utilisée pour la couverture du catalogue de l’exposition Entartete Kunst (« Art dégénéré ») à Munich en 1937. Elle compte au nombre des quatorze œuvres de l’artiste détruites par les nazis. Un sculpteur nazi fut chargé de fabriquer une fausse « Tête » de Freundlich, « une caricature aux yeux et aux lèvres protubérants qui n’avaient strictement plus rien de l’original »^[2]. D’autres artistes non-juifs, comme Otto Dix ou Max Ernst, suscitèrent une semblable exécration. Annette Becker écrit que « Freundlich devient l’icône absolue de tout ce que les nazis abhorraient »^[3]. Comme elle, voyons plutôt dans cette déformation hideuse de la Grande Tête un hommage à celui qui fut le symbole des artistes persécutés. En septembre 1939, la police française l’arrête et il est interné en tant qu’« austro-allemand », au « camp de rassemblement pour indésirables » de Colombes. Il passe ensuite par quatre camps avant d’être libéré le 20 juin 1940. 

À partir de 1941, le sort continue de s’acharner sur lui. Freundlich sollicite l’aide de l’Emergency Rescue Committee ouvert depuis août 1940 à Marseille sous la houlette de Varian Frye. Mais sa demande de visa est rejetée : l’artiste n’ayant pas obtenu la naturalisation, il est considéré comme apatride. De plus il ne dispose d’aucune attestation d’activité professionnelle ou lucrative, et il n’est pas marié avec sa compagne, Jeanne Kosnick-Kloss, elle-même artiste, non-divorcée. « L’abîme entre les espoirs et la réalité est dérisoire jusqu’à l’effroi », écrit Annette Becker^[4]. En 1942, il est caché par une famille de paysans à Saint-Martin-de-Fenouillet. 

Son dernier dessin réalisé quelques jours avant son arrestation est un petit croquis  : « L’arbre de David, Jessé, dessiné à Saint-Martin-de-Fenouillet, février 1943 ». Le 23 février, après avoir été dénoncé, il est arrêté. D’abord enfermé à Gurs, il est ensuite transféré à Drancy le 26 février après trente-six heures de train. Le 4 mars, il fait partie du convoi n°50 pour Lublin et le camp d’extermination de Sobibor d’où il ne reviendra jamais. Un doute demeure sur les circonstances exactes de sa mort. 

Anne Le Diberder écrit : « Revenue à la libération de Paris […], Jeanne Kosnick-Kloss retrouve l’atelier de Freundlich intact, préservé grâce à Pablo Picasso. » Le musée de Pontoise possède la plus importante collection des œuvres de Freundlich.

Annette Becker, Des Juifs trahis par leur France 1939-1944, Gallimard, collection « Témoins », 2024.
Freundlich, 1878-1943, Christophe Duvivier (dir.), Somogy éditions d’art, 2009 (épuisé).
Anne Le Diberder, À la conquête de la modernité – Les peintres juifs à Paris, Crif, collection « Les études du Crif », n°47, janvier 2018.

^[1] Annette Becker, Des Juifs trahis par leur France 1939-1944, Gallimard, collection « Témoins », 2024.

^[2] Ibid, p.28.

^[3] Idem, p.27.

^[4] Idem, p. 80.