« Oy a brokh ! »
Soit, en yiddish : « Quelle malédiction ! »
Sans crier gare, la vieille entrée en matière des juifs ashkénazes aux temps des persécutions, a repris du service, depuis le 7 octobre et sa tragique actualité.
Quelle malédiction, sous-entendu, que d’être juif…
C’est ce retour brûlant de la malédiction et des massacres aveugles que Delphine Horvilleur, la célèbre rabbine libérale, s’est pris en pleine figure, comme tant des siens, qu’ils soient religieux ou pas, croyants ou athées, ashkénazes comme sépharades, israéliens ou en diaspora, et, au-delà, qu’ils soient juifs ou non juifs : « Ça recommence. »
Fin du « plus jamais ça » ?
Ce « Oy a brokh », explique Delphine Horvilleur que je cite ici littéralement, signifie la conscience du malheur et le devoir d’y survivre, il est la trace mémorielle de tous les lieux d’expulsion, d’extermination, de l’homme errant, il dit la fraternité de la poisse et du pas-de-bol, il dit la peine de l’humanité chancelante.
Delphine Horvilleur s’était raconté des histoires, elle s’était persuadée que tout cela n’arriverait plus, que sa génération serait à l’abri des menaces, que son grand-père, agrégé de lettres classiques, amoureux fou de cette France des Justes qui l’avait sauvé pendant l’Occupation en l’affectant à un poste d’éclusier, était un marrane exemplaire de la République. Même si sa parfaite assimilation cachait la peur de « ne pas être aimé autant qu’on aime. »
Alors, paranoïa ou pas ? fantôme de la peur ancestrale ? retour du refoulé ? réverbération du passé ? enlever son nom de la boîte aux lettres, enlever l’étoile de David en pendentif, commander un taxi sous pseudo ?
Qui n’est pas héritier de cette peur ne peut comprendre, affirme Delphine Horvilleur pour qui « l’incompréhension est partout autour de nous. » Comment faire confiance ? Et comment faire que la confiance l’emporte sur le désespoir ?
Et puis il y a le retour de la haine antisémite, maquillée ou pas en antisionisme. Pourquoi cette phobie millénaire fait-elle, une fois de plus, retour ? Et pourquoi, pire encore, ce découplage récent, éminemment pervers, de la lutte contre l’antisémitisme et de l’antiracisme traditionnel, de gauche ?
Réponse de Delphine Horvilleur, dévastée par l’impasse où se trouvent aujourd’hui les hommes et les femmes de bonne volonté. Il y a, toujours en service, le cliché juif = capitalisme, finance mondiale, ou, au contraire, subversion révolutionnaire. Mais il y a aussi, désormais, l’image du juif israélien, viril, mâle alpha, soldat de Tsahal, sûr de lui et dominateur, comme aurait dit le Général de Gaulle. Et cela est venu inverser la donne…
La riposte israélienne à Gaza, la répression en Cisjordanie n’ont fait, selon l’auteur, qu’empirer cette image du fort face aux faibles, reprise à bon compte, et avec un empressement suspect, par toute la galaxie pro-palestinienne, jusque sur les plus prestigieux campus américains.
En conclusion de cet essai écrit à chaud et dans la douleur lucide, Delphine Horvilleur revient sur ce « mystère » d’une haine millénaire des juifs. Elle la situe du côté de l’origine, d’un besoin fondamental et universel : « encore et toujours tuer le père », sans qu’elle fasse référence au Freud de Totem et Tabou et de L’Homme Moïse et la religion monothéiste, qui vont, ô combien, dans son sens.
Reprenant les anthropologues de son temps, Freud, dans ces deux ouvrages, postule que le père de la horde primitive fut mis à mort par ses fils tous ligués contre lui, car, tyrannique et tout-puissant, il réservait femmes et filles à sa souveraine jouissance. Ils le tuèrent et le mangèrent pour s’ingérer sa toute-puissance. Mais ce crime commis en commun, qui signe l’émergence du lien social, du tabou, de la loi et de l’exogamie, développa, après un temps de latence, un sentiment irrépressible de culpabilité. Inversant la haine en amour, un culte lui fut voué, sous la forme d’un totem. Toutes les religions reprennent ce schéma d’un meurtre fondateur puis du retour du refoulé. Ainsi, dans le judaïsme, Moïse. Par deux fois, son peuple songea à le lapider lors de l’Exode dans le désert : tant les sacrifices exigés, le refoulement des pulsions par la Loi semblaient inacceptables aux Hébreux.
Règle universelle : tous les hommes rêveraient du parricide, mais refoulent autant qu’ils le peuvent ce fantasme, le dénient, le détournent, l’inversent, le subliment par des processus inconscients.
Je n’ai pas retrouvé la référence, mais j’ai souvenir d’une page de Freud où est fait le lien entre la pulsion du parricide et le sort fait au peuple juif. Ce dévoilement, cette exposition au grand jour du meurtre du père à travers l’ambivalence du sort fait à Moïse, alors que le refoulement, le déni sont partout ailleurs de rigueur, seraient l’une des sources du ressentiment contre les juifs. Autre grief, qui jouera le rôle que l’on sait dans le développement de la plus veille des haines et son cortège de pogroms : le prétendu déicide de Jésus, fondateur sacrificiel d’une nouvelle religion.
Cachez ces parricides que je ne saurais voir. Mais Delphine Horvilleur sait tout cela…
«Comment ça va pas ?»: un traité de survie
par Gilles Hertzog
6 mars 2024
Dans un essai écrit à chaud et dans la douleur lucide, Delphine Horvilleur revient sur ce «mystère» d’une haine millénaire des Juifs.
« Oy a brokh ! »
Soit, en yiddish : « Quelle malédiction ! »
Sans crier gare, la vieille entrée en matière des juifs ashkénazes aux temps des persécutions, a repris du service, depuis le 7 octobre et sa tragique actualité.
Quelle malédiction, sous-entendu, que d’être juif…
C’est ce retour brûlant de la malédiction et des massacres aveugles que Delphine Horvilleur, la célèbre rabbine libérale, s’est pris en pleine figure, comme tant des siens, qu’ils soient religieux ou pas, croyants ou athées, ashkénazes comme sépharades, israéliens ou en diaspora, et, au-delà, qu’ils soient juifs ou non juifs : « Ça recommence. »
Fin du « plus jamais ça » ?
Ce « Oy a brokh », explique Delphine Horvilleur que je cite ici littéralement, signifie la conscience du malheur et le devoir d’y survivre, il est la trace mémorielle de tous les lieux d’expulsion, d’extermination, de l’homme errant, il dit la fraternité de la poisse et du pas-de-bol, il dit la peine de l’humanité chancelante.
Delphine Horvilleur s’était raconté des histoires, elle s’était persuadée que tout cela n’arriverait plus, que sa génération serait à l’abri des menaces, que son grand-père, agrégé de lettres classiques, amoureux fou de cette France des Justes qui l’avait sauvé pendant l’Occupation en l’affectant à un poste d’éclusier, était un marrane exemplaire de la République. Même si sa parfaite assimilation cachait la peur de « ne pas être aimé autant qu’on aime. »
Alors, paranoïa ou pas ? fantôme de la peur ancestrale ? retour du refoulé ? réverbération du passé ? enlever son nom de la boîte aux lettres, enlever l’étoile de David en pendentif, commander un taxi sous pseudo ?
Qui n’est pas héritier de cette peur ne peut comprendre, affirme Delphine Horvilleur pour qui « l’incompréhension est partout autour de nous. » Comment faire confiance ? Et comment faire que la confiance l’emporte sur le désespoir ?
Et puis il y a le retour de la haine antisémite, maquillée ou pas en antisionisme. Pourquoi cette phobie millénaire fait-elle, une fois de plus, retour ? Et pourquoi, pire encore, ce découplage récent, éminemment pervers, de la lutte contre l’antisémitisme et de l’antiracisme traditionnel, de gauche ?
Réponse de Delphine Horvilleur, dévastée par l’impasse où se trouvent aujourd’hui les hommes et les femmes de bonne volonté. Il y a, toujours en service, le cliché juif = capitalisme, finance mondiale, ou, au contraire, subversion révolutionnaire. Mais il y a aussi, désormais, l’image du juif israélien, viril, mâle alpha, soldat de Tsahal, sûr de lui et dominateur, comme aurait dit le Général de Gaulle. Et cela est venu inverser la donne…
La riposte israélienne à Gaza, la répression en Cisjordanie n’ont fait, selon l’auteur, qu’empirer cette image du fort face aux faibles, reprise à bon compte, et avec un empressement suspect, par toute la galaxie pro-palestinienne, jusque sur les plus prestigieux campus américains.
En conclusion de cet essai écrit à chaud et dans la douleur lucide, Delphine Horvilleur revient sur ce « mystère » d’une haine millénaire des juifs. Elle la situe du côté de l’origine, d’un besoin fondamental et universel : « encore et toujours tuer le père », sans qu’elle fasse référence au Freud de Totem et Tabou et de L’Homme Moïse et la religion monothéiste, qui vont, ô combien, dans son sens.
Reprenant les anthropologues de son temps, Freud, dans ces deux ouvrages, postule que le père de la horde primitive fut mis à mort par ses fils tous ligués contre lui, car, tyrannique et tout-puissant, il réservait femmes et filles à sa souveraine jouissance. Ils le tuèrent et le mangèrent pour s’ingérer sa toute-puissance. Mais ce crime commis en commun, qui signe l’émergence du lien social, du tabou, de la loi et de l’exogamie, développa, après un temps de latence, un sentiment irrépressible de culpabilité. Inversant la haine en amour, un culte lui fut voué, sous la forme d’un totem. Toutes les religions reprennent ce schéma d’un meurtre fondateur puis du retour du refoulé. Ainsi, dans le judaïsme, Moïse. Par deux fois, son peuple songea à le lapider lors de l’Exode dans le désert : tant les sacrifices exigés, le refoulement des pulsions par la Loi semblaient inacceptables aux Hébreux.
Règle universelle : tous les hommes rêveraient du parricide, mais refoulent autant qu’ils le peuvent ce fantasme, le dénient, le détournent, l’inversent, le subliment par des processus inconscients.
Je n’ai pas retrouvé la référence, mais j’ai souvenir d’une page de Freud où est fait le lien entre la pulsion du parricide et le sort fait au peuple juif. Ce dévoilement, cette exposition au grand jour du meurtre du père à travers l’ambivalence du sort fait à Moïse, alors que le refoulement, le déni sont partout ailleurs de rigueur, seraient l’une des sources du ressentiment contre les juifs. Autre grief, qui jouera le rôle que l’on sait dans le développement de la plus veille des haines et son cortège de pogroms : le prétendu déicide de Jésus, fondateur sacrificiel d’une nouvelle religion.
Cachez ces parricides que je ne saurais voir. Mais Delphine Horvilleur sait tout cela…