A l’heure où le fantôme des fake news s’étend un peu plus chaque jour sur les réseaux sociaux et ailleurs, alors que les vérités dites alternatives se déploient librement en place publique, irriguent nombre d’organes de Presse et chaînes d’information, alors qu’à la façon d’un virus les infox déferlent sur la Toile, portées par des millions de blogueurs, de followers, de trolls, de hackers et autres officines sans frein ni loi, alors que le complotisme se pare de scepticisme à la romaine, la bataille des faits devient plus que jamais un des enjeux majeurs de la Condition démocratique post-moderne et du combat contre les forces du faux et de l’obscurantisme en Occident, à commencer par leur remise en cause des faits, jusqu’aux plus avérés.
Tel est, face au raz-de-marée des impostures contemporaines et de la crise concomitante des médias traditionnels, l’intérêt du Pour les faits, de Géraldine Muhlmann, productrice de l’émission Avec philosophie sur France Culture. Ce court traité sur les faits, matière brute des médias, part du constat que, aussi têtus seraient-ils en eux-mêmes, « les faits sont faibles », qu’ils perdent pied dans l’espace médiatique face aux « infos », qu’ils sont de plus en plus tenus par les internautes, et au-delà, pour subjectifs de part en part, que tout récit, toute relation d’un fait est un point de vue, une construction du fait décrété tel, qu’il n’y a pas de fait en soi, même les faits statistiques.
La désaffection pour les faits entraîne leur distorsion, leur manipulation. Sauf qu’elle ne s’opère plus, comme jadis, d’en haut vers le bas, les régimes autoritaires orchestrant à l’usage des populations ployées sous leur servitude une novlangue à l’envers dénaturant le réel et masquant leurs crimes. Cette manipulation-distorsion des faits s’effectue désormais à la base, elle est le fait des utilisateurs des réseaux sociaux eux-mêmes, grands adeptes du : « A chacun, son fait, à chacun sa vérité ». C’était hier Arbeit macht frei, le travail rend libre, à la porte d’Auschwitz, ou les lendemains qui chantent au pays du Goulag. C’est aujourd’hui « Les faits sont manipulés, les faits mentent, les faits masquent des vérités cachées. »
On est passé en vingt ans, de la soif de monde et du reportage, aux talk shows à répétition, de l’enquêteur aux spécialistes, du récit au discours, des news aux infos, du terrain aux plateaux télé, de l’échange à la conversation sans fin, des faits aux commentaires, à la glose, à la rumeur, érigée elle-même en fait comme un autre, égal en dignité, passible d’examen. On est passé des journalistes aux animateurs. On est passé de la confiance et de l’honnêteté dans la construction des faits et leur relation publique, à la Foire aux points de vue, au « both sides », sur le mode un quart d’heure pour Hitler, un quart d‘heure pour les Juifs. On rivalise de punchlines disruptives.
Aux temps anciens des médias d’avant la Toile, il existait deux choses convergentes : un pacte de lecture (d’écoute) des habitués avec leur organe d’information de référence ; le sentiment d’appartenir intellectuellement à « une grande famille », la famille des lecteurs du Monde, du Figaro, etc.
Les journaux de masse, en premier lieu la Presse d’information, créaient une sorte de conversation collective muette, un Commun nourrissant l’agora des opinions dans l’espace social, mixte de curiosité et de goût partagé des lecteurs pour les faits. Cette fonction de rassemblement, de commun, est à comparer avec l’atomisation des internautes aujourd’hui en autant de monades solitaires, souvent soliloques et privées de socle factuel, rebelles à matière factuelle.
Un nouvel ennemi des faits est apparu cette année, plus dangereux encore peut-être que les fake news, puisque fabriquant, lui, des faux plus vrais que nature : l’Intelligence artificielle, la fameuse IA. Vous voulez un discours en live tenu en plein champ, hier, d’un Président de la République en exercice, sur l’agriculture française à dépasser, car archaïque ? Aucun problème, quelques secondes d’attente à peine, et les algorithmes vous livreront un discours présidentiel criant de vérité, tirant à boulets rouges contre les blocages de tracteurs qu’il s’apprête courageusement à forcer en personne. C’est ce qu’on appelle dans les milieux de l’Informatique le deepfake. Quasi indiscernable, quasi-imparable.
Le discrédit des journalistes aidant, alors qu’ils étaient traditionnellement tenus par les pouvoirs en place pour d’incorrigibles fouille-merdes, ils passent de plus en plus désormais pour être au service de l’élite, de l’establishment des puissants, et jouer les auxiliaires du politiquement correct. Au point, lors des émeutes urbaines de juin dernier, d’essuyer caillassages et tabassages en règle.
Le tableau dessiné par Géraldine Muhlmann est sombre. Les faits s’effondrent à la Bourse des valeurs démocratiques, parallèlement à la montée, partout, des populismes et de l’illibéralisme.
Il faudra toucher le fond pour qu’un sursaut, le dos au mur, survienne.
Attendons.
Géraldine Muhlmann, Pour les faits, Les Belles lettres.