Jean-Claude Casadesus aura conduit, à quatre-vingt-huit ans, les plus grands orchestres symphoniques de par le monde, et récidive ici de plus belle.

Véritable « Trésor national » français, le maestro qui fut pendant quatre décennies à la tête de l’Orchestre national de Lille, donnait ce dernier dimanche de janvier un récital anniversaire à la salle Gaveau, pour les cent-cinquante ans des Concerts Colonne.

Si l’on en juge par les rappels qui ont salué sa direction d’orchestre, le millier d’auditeurs qui a suivi sa performance était conquis.

Conversation à bâtons rompus dans sa loge.

Jean-Claude Casadesus : Cela vous a plu ? Vous étiez où, dans la salle ? 

Gilles Hertzog : Énormément. Au parterre, au fond. Mais si vous n’êtes pas trop épuisé, permettez-moi quelques questions.

J-C.C. : C’est ça, parlons musique. 

G.H. : Vous êtes, plus que jamais, un scandale vivant. Vos amis, les mélomanes, nous sommes tous admiratifs. A votre âge, diriger ! Deux heures de rang ! Est-ce bien sérieux, je ne dis même pas prudent ? Faudra-t-il vous enfermer ? Vous mettre en cage ? Voulez-vous faire comme votre mère, Gisèle Casadesus, qui fit l’actrice jusqu’à 103 ans ? Ou plutôt comme Molière qui mourut en scène ? On dirait un truc de famille. Il y aurait un gène Casadesus de longévité.

J-C.C. : Je vais répondre par une phrase de Rilke, mon mantra dans la vie et plus encore dans la musique : « Être artiste, c’est ne pas compter… »

G.H. : Les années ? »

J-C.C. : C’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été ne puisse venir. L’été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent l’attendre, aussi tranquilles et ouverts que s’ils avaient l’éternité devant eux. Je l’apprends tous les jours au prix de souffrances que je bénis. Patience est tout.

G.H. : Donc, vous avez l’éternité devant vous. La chance ! comme diraient les d’jeuns. Redescendons dans l’arène. C’est quoi, pour vous, les Concerts Colonnes ? Êtes-vous de vieilles connaissances ? C’est repartir, année après année, à la conquête de Paris ?

J-C.C. : Je pratique les Concerts Colonne depuis des lustres. Ce fut presque ma maison d’origine. J’ai été dix ans timbalier et percussionniste.

G.H. : Timbalier ? C’est davantage du bruit que de la musique, non ?

J-C.C. : Pour gagner ma vie, j’étais aussi batteur de jazz, je jouais du xylophone, du vibraphone dans les studios d’enregistrement, dans des concerts de variété, Brel, Halliday et bien d’autres.

G.H. : Les timbales…

J-C.C. : A la différence des tambours, à la sonorité univoque, les timbales sont de grandes marmites surmontées de peaux de chèvre, que le timbalier accorde selon les tonalités souhaitées. Il utilise son majeur pour vérifier la justesse de la note, qui doit s’harmoniser avec la tonalité voulue par le compositeur. Il joue sur les peaux avec des baguettes adaptées. Bras séculier du chef d’orchestre, le timbalier accorde ses peaux en liaison avec la contrebasse, ils assoient ensemble les fondements de l’orchestre.

G.H. : La préparation de ce concert-anniversaire à Gaveau a-t-elle été longue et laborieuse ? Cinq partitions différentes !

J-C.C. : Pas vraiment, on a enchaîné quatre répétitions sur trois jours. Nous avons joué les mêmes morceaux exactement qu’il y a cent-cinquante ans : Mendelssohn, la symphonie n°4, dite l’Italienne, les Jeux d’enfants de Bizet, Carnaval de Guiraud, Rêverie de Schumann, Le Roi des Aulnes de Schubert, le Concerto pour piano n°2 de Saint-Saëns, qu’il a joué lui-même au piano. Mendelssohn, à lui seul, m’a demandé 150 heures de travail. Je ne connaissais pas ces partitions, sauf Saint-Saëns, que j’ai joué à plusieurs reprises avec les plus grands, mais à chaque fois je me remets en position de virginité.

G.H. : Un mot sur chacun d’entre eux, du serviteur musical que vous êtes.

J-C.C. : Serviteur, ô combien ! Je m’y efforce du mieux que je peux, avec ma propre « pensée du son ». Mais d’abord, pour ce service de l’œuvre, il faut se faire spéléologue, enquêter sur la structure profonde de l’œuvre, sur ce qui, tout autant, reflète l’âme du compositeur, en m’efforçant de me glisser dans les habits de l’artiste pour donner vie à son œuvre, même si je ne me soucie pas en priorité de sa biographie. A cet égard, je suis du côté de Proust contre Sainte-Beuve, l’œuvre n’est pas un miroir, même si Tchaïkovski dans La Pathétique y a mis toute sa vie, à la veille de mourir. Il y a cette phrase, excessive mais pas complètement : « Les musicologues sont à la musique ce que les gynécologues sont à l’amour. »
Je me fais ensuite concepteur puis ingénieur du son, et enfin, tout en même temps, assembleur-fédérateur-animateur. A tous les stades de l’étude de la partition, je me chante à moi-même la ligne mélodique, j’entends la musique, je la fais mienne, je sens le regard du compositeur par-dessus mon épaule.
Mendelssohn, me demandes-tu. Il m’a fallu des heures pour maîtriser sa flamme. Quand on l’a joué à Gaveau, j’avais les larmes aux yeux dans le deuxième mouvement. Mais je crains toujours le chant des sirènes, qui risque de vous faire perdre le contrôle.
« L’Art est une blessure qui devient lumière » a dit Braque. La phrase s’applique à la lettre à Schubert, si maltraité par son père. Il me fait penser à Vermeer, à sa merveilleuse transparence. Schubert, c’est la grâce avec trois notes. Bizet est mort presqu’aussi jeune que Schubert. Il avait une magnifique écriture et orchestrait à merveille. Il possédait un sens magnifique de la mélodie, sa sensibilité si expansive ne cesse de parler à toutes les générations de mélomanes. Quant à Saint-Saëns, c’était, lui aussi, un génie de l’orchestration, respecté de Berlioz, Liszt et Ravel. Il rivalisait de méchanceté avec Debussy, qui n’était pas non plus lui-même un tendre en la matière. Debussy lui apporte un jour une partition qui était peut-être Le Prélude à l’après-midi d’un faune, demande à Saint-Saëns de bien vouloir marquer d’une croix ce qui lui semblerait être une faute, revient quelque temps plus tard, ouvre la partition, vierge de toute croix, s’en étonne auprès du Maître. « N’y avez-vous donc pas vu de fautes ? » Réponse du Maître : « Si j’avais marqué des croix, cher ami, je vous aurais rendu un cimetière. »

G.H. : Le milieu musical est aussi « fraternel » que le milieu littéraire ? 

J-C.C. : Que n’ai-je entendu sur mon âge ! Ça énerve certains que je dirige toujours, avec les meilleurs orchestres, sur les plus grandes scènes. Les chiens aboient, la caravane passe. Et le public ne se lasse pas. Prochaine étape, avant une tournée d’été au Japon, Aix en Provence ce printemps. J’y jouerai Schéhérazade, un des chefs d’œuvres de Rimsky Korsakov et le Concerto pour violon de Mendelssohn avec une jeune et talentueuse soliste, à l’invitation de mon ami Renaud Capuçon, directeur du Festival de Pâques.
Vous voyez, je cultive ardemment ma faim de vie.