Jean-Claude Casadesus, à qui la ville de Lille et ses édiles dédiaient il y a quelques semaines un magnifique auditorium en remerciement d’un demi-siècle passé à la tête de l’Orchestre National du Nord et ses cent musiciens, aura été à la Musique ce que Jean Vilar, à l’instar de Molière et sa troupe itinérante, fut jadis au Théâtre, avec le TNP à Chaillot et à Avignon : un homme du sérail qui met son art réputé élitiste à la portée de tous, qui fait descendre les chefs-d’œuvre des enceintes réservées aux happy few, dans la rue, les usines, les places, les écoles, les lieux les plus communs ou les plus reculés comme dans les salles les plus prestigieuses, avec la même égalité d’âme, la même ferveur, la même farouche volonté de servir ses auditeurs quels qu’ils soient, avertis ou pas. Parce que tous nos semblables sans exception méritent le meilleur et peuvent, par le miracle de la musique, pleinement s’imprégner et jouir, n’y connaîtraient-ils rien, serait-ce la toute première fois, de la beauté des notes, subjugués par leurs alliances fugitives et le pouvoir d’humanité, de plaisir et d’émotion qui se dégage à traverser tant de terres inconnues. Comme si la musique était une traduction poétique de la vie sous toutes ses formes, des plus douces aux plus violentes, et nous ouvrait la voie vers une spiritualité toute première.

Ici, le meilleur est ce qu’on appelait il y a peu encore la grande musique, c’est-à-dire la musique classique, que la doxa des mélomanes jugeait trop étrangère, trop subtile, trop grandiose, trop savante, en un mot trop « élevée », pour séduire les classes populaires, condamnées à la Variété, reléguées soi-disant par un complexe d’infériorité culturelle dans les limbes de l’ignorance du Beau.

Jean-Claude Casadesus, ce jeune homme flamboyant de quatre-vingt-six ans, aura, en un demi-siècle d’agit-Prop tous azimuts, baguette en main, fait litière de ce mauvais cliché, devant des milliers de publics de toutes natures, de Roubaix, d’Armentières, des derniers carreaux des mines du Nord, des prisons des Hauts de France au Carnegie Hall de New-York, à l’Orchestre symphonique de Saint-Pétersbourg, au Palais du Peuple à Kinshasa, souvent aux côtés des plus grands solistes et virtuoses de son temps, Rostropovitch, Montserrat Caballé ou Jessye Norman, non moins que s’associant à des chanteurs de rue, des saltimbanques comme Higelin ou des jazzistes comme Manu di Bango.

Au sortir de la symphonie n°6, de Tchaïkovski, dite La Pathétique, qu’il dirigea ce soir de février devant un millier d’invités et d’amis transportés, Jean-Claude Casadesus m’a parlé métier.

Jean-Claude Casadesus : « Les grands interprètes sont des jardiniers des notes »

« Tchaïkovski ouvre une fenêtre sur un sourire, exprime l’espérance de la vie, suivie d’une course à l’abîme. Son premier Mouvement commence par l’évocation de la mort, l’angoisse qui nous étreint à son approche, et qui débouche, en réaction, sur une pulsion de vie, comme chez Prométhée. Le deuxième mouvement est l’espérance, c’est une valse à cinq temps, bancale et joyeuse, comme la vie elle-même. Le troisième Mouvement est la course à l’abîme, il est plein d’une frénésie brutale, reproduisant l’accélération du temps. Le dernier Mouvement est la soumission à l’inéluctable, au destin, elle est ponctuée à la contrebasse, dont les pulsations évoquent les mouvements du cœur en passe de s’arrêter. Comme vous savez, Tchaïkovski est mort quelques jours après avoir dirigé sa symphonie…

Comment diriger un orchestre, quand je suis, comme ce soir, bouleversé, submergé par l’émotion, tel le commandant d’un bateau subjugué par le chant des sirènes ? Par bonheur, mon sang slave et catalan à la fois me permet de vivre l’intensité de la musique tout en contrôlant mon penchant au lyrisme quand il se fait trop fort.

Tchaïkovski, c’est mille heures de travail. Analyser les notes, transmettre l’écriture du compositeur, servir l’œuvre, c’est traduire fidèlement la pensée sacrée de l’artiste. Mon métier est un sacerdoce. Je m’autorise quelques rares transgressions, qui consistent à créer de place en place un silence habité, créer une atmosphère d’attente, transmettre aux musiciens la pensée juste. Nous sommes les Geppetto d’un Pinocchio qui serait la partition, nous donnons vie à cette marionnette vivante, nous lui donnons le mouvement, la dynamique, les couleurs, les phrasés. Nous sommes, les chefs d’orchestre, des ingénieurs du son, nous devons accompagner la force tellurique d’un orchestre symphonique, équilibrer ses différentes sections. Notre main droite indique le tempo, les volumes, la main gauche les phrasés, les dynamiques, les couleurs, et suggère l’expression.

La perfection est impossible, tant il y a dans la musique symphonique de l’irrationnel. C’est un art, tout autant, de la traduction. Traduction d’une pensée et de la langue musicale du compositeur. La traduction est littérale ou artistique, au choix. Il y a les batteurs de mesure qui mettent tout en place, et il y a les interprètes qui font chanter l’espace entre les notes, suspendent le temps musical jusqu’à en avoir la maîtrise complète ou presque. Faire avancer à la main cent personnes n’est pas une mince affaire. Le geste du chef d’orchestre est le domestique de la pensée du compositeur.

Reste que la musique, c’est de l’ordre mêlé à de la folie. Les grands interprètes sont les jardiniers des notes, des jardiniers à la française ou des jardiniers à l’anglaise. J’ai hérité des deux écoles. J’ai entendu Couperin, Rameau, Bach pour la première fois quand j’avais cinq ans, chez mon grand-père, qui avait un orchestre baroque, dirigeait la Société des Instruments Anciens, jouait lui-même la Suite en ré de Bach à la viole d’amour, tout en dirigeant des opérettes à la Gaieté lyrique. Dieu doit beaucoup à Bach, qui tutoyait l’éternité. Je dois beaucoup à mon grand-père qui tutoyait Bach. J’ai été bercé par la musique dès mon enfance.

Je parlais de deux sortes de jardiniers des notes pour deux familles de compositeurs. Il y a Mozart, Berlioz, Wagner, Verdi, Tchaïkovski, Mahler, confrontés aux drames et aux malheurs du temps, et leurs regards nostalgiques sur le passé. Et puis il y a de Lalande, Mondeville, Corelli, Vivaldi, Scarlatti. Ceux-là, c’est du plaisir pur, un parfum de l’air du temps.

Je côtoie chaque jour ces deux types de chefs-d’œuvre, fruits de compositeurs non moins géniaux les seconds que les premiers. Je les sers, je les « obtiens », et je les transmets à des gens sans nombre. Que rêver de plus ?

Ce qui ne laisse pas de m’étonner, c’est que les intellectuels en France soient si peu portés sur la musique. La France, c’est l’écrit, la littérature. La musique, ce sont les pays du Nord. L’intelligence, l’analyse, le sens, l’esprit, les mots, d’un côté. L’âme, la subjectivité, les sens, l’émotion, de l’autre.

J’ose penser que j’emprunte un peu aux deux. » Jean-Claude Casadesus